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«Tár», un film misogyne et pervers

«Tár», un film misogyne et pervers
Les écrans au prisme du genre

Lydia Tár (Cate Blanchett) est une cheffe d’orchestre au sommet de sa gloire (lauréate des prix les plus prestigieux, elle dirige l’Orchestre philharmonique de Berlin). On la découvre lors d’un entretien avec le critique du New Yorker Adam Gopnik (qui joue son propre rôle), puis donnant une master class à la Juilliard School, autre institution new-yorkaise prestigieuse. Là, elle se livre à la mise en pièces d’un jeune homme qui refuse de s’intéresser à J.-S. Bach, qu’il considère misogyne. Cette illustration caricaturale de la remise en cause des «grands auteurs» met la puce à l’oreille. Nous ne pouvons que suivre Tár dans sa diatribe contre cette forme de «cancel culture», tout en prenant nos distances avec l’agressivité qu’elle manifeste à l’égard du jeune homme, qui a l’air bien inoffensif. Premier exemple du «double discours» mis en place dans le film de Todd Field (Tár, 2022), qui tourne en dérision les tenants du «wokisme» tout en chargeant celle qui défend avec arrogance les positions de l’élite cultivée traditionnelle.

On retrouve ensuite Lydia Tár dans son appartement berlinois aussi moderne que luxueux, avec sa femme Sharon (Nina Hoss), premier violon dans l’orchestre de Berlin, et leur fille Petra, âgée d’une dizaine d’années. La description de leurs relations, réduite au minimum (Nina Hoss ne fait guère plus que de la figuration), accentue l’impression que la personnalité de Lydia est entièrement tournée vers son activité professionnelle, sur un modèle traditionnellement masculin.

Sa vie professionnelle est organisée par Francesca (Noémie Merlant), son assistante corvéable à merci, qui doit gérer également les relations personnelles de sa patronne… Elle plaide en vain la cause d’une jeune musicienne, une certaine Krista (hors champ), un temps proche de Lydia, qui tente désespérément de reprendre contact. Ce que celle-ci refuse sèchement. Quand Francesca, bouleversée, informe Lydia du suicide de la jeune femme, cela ne suscite qu’un regret formel de la cheffe. Puis, quand le poste d’assistant musical de l’orchestre (licencié brutalement par Lydia) se libère, cette dernière explique froidement à Francesca qu’elle ne l’a pas choisie à cause de son manque d’expérience. A la suite de quoi Francesca démissionne.

Cette désertion n’est que l’un des nombreux camouflets subis par Lydia dans la seconde partie du récit, alors que les parents de la suicidée portent plainte pour abus de pouvoir et qu’elle doit rendre des comptes aux institutions qui l’emploient ou la sponsorisent – et qui finalement se débarrasseront d’elle. On retrouve le schéma de scandales récents liés à des personnalités éminentes du monde artistique et culturel, sauf qu’il s’agissait toujours d’hommes…

Il s’agit d’une femme, et cette représentation vise à susciter la réprobation… Si bien que la chute de Lydia apparaît comme étant méritée

Le film se garde de confirmer les rumeurs sur l’emprise affective et sexuelle que Lydia Tár exercerait sur de jeunes musiciennes, mais on assiste au recrutement d’une violoncelliste marquée par un évident favoritisme. La préparation du concert se fait sous forme de répétitions particulières dans le studio où Lydia s’isole pour travailler… Dans le même temps, Sharon, l’épouse délaissée, furieuse que la relation de Lydia avec Krista et le suicide de celle-ci lui aient été cachés, la met dehors et l’empêchera de voir sa fille. Finalement, abandonnée de tou·tes, Lydia se réfugie dans la maison familiale où son frère refuse de s’apitoyer sur son sort. On la retrouve enfin dans un pays du «tiers-monde» en train d’enregistrer de la musique de film commerciale…

Le réalisateur Todd Field, aussi auteur du scénario, a visiblement éprouvé une véritable jouissance à faire subir à sa protagoniste toutes les avanies, tombant comme des punitions du ciel pour son arrogance et ses abus de pouvoir, après avoir montré en première partie une personnalité brillante, au comportement comparable à celui des hommes de pouvoir. Mais il s’agit d’une femme, et cette représentation vise à susciter la réprobation des spectateur.ices. Si bien que la chute de Lydia apparaît comme étant méritée.

Dans un double discours assez pervers, la protagoniste – incarnée de manière impériale par Cate Blanchett – peut apparaître aussi comme victime des mouvements de type #MeToo, qui ciblent des personnalités dont le tort principal est d’avoir du pouvoir… L’écrivaine britannique Zadie Smith publie dans le New York Review of Books une brillante analyse du film, en immersion avec l’auteur et sans la moindre réserve, avant de se justifier par une pirouette: «Tár peut sembler politiquement inadéquat à ceux qui jugent l’art uniquement avec ce critère, mais je l’ai trouvé d’une grande richesse existentielle.» Ce film parvient à la fois à tourner en dérision les femmes de pouvoir (ici une lesbienne prédatrice), à ridiculiser les mouvements de remise en cause du panthéon artistique (incarné par le jeune adepte de la «cancel culture» hostile à Bach) et à montrer #MeToo comme capable de détruire sur de simples rumeurs les carrières les plus brillantes (ce qui n’est pas le cas, en témoigne le blog «Paye ta note»»). On comprend que la cheffe d’orchestre américaine Marin Alsop se dise «offensée en tant que femme, cheffe d’orchestre, lesbienne» par le film.

* Historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

Opinions Chroniques Geneviève Sellier Les écrans au prisme du genre

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mercredi 27 novembre 2019

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