Chroniques

Catherine Corsini dans le sillage de Ken Loach

Les écrans au prisme du genre

Après Effacer l’historique (Kervern et Delépine, 2020), le film de Catherine Corsini est la deuxième fiction qui tente de rendre compte du mouvement des gilets jaunes. Mais la première qualité de La Fracture, c’est que le scénario n’a pas besoin d’inventer des péripéties plus ou moins invraisemblables pour nous intéresser aux personnages: le quotidien le plus banal est une ressource inépuisable!

La dessinatrice Raf (Valeria Bruni Tedeschi) tombe et se fracture le coude en poursuivant Julie (Marina Foïs) qui est à la fois son éditrice et sa compagne, mais a décidé de rompre, épuisée par le harcèlement moral que Raf lui fait subir. Raf se retrouve aux urgences d’un hôpital parisien. Julie viendra bientôt la rejoindre. Le routier Yann (Pio Marmaï) est blessé à la jambe par les éclats d’une grenade de désencerclement alors qu’il participait à une manifestation des gilets jaunes sur son temps de travail. A la douleur physique s’ajoute l’angoisse de perdre son travail. Tout le film se passe dans les locaux exigus du service des urgences, pendant que les charges de CRS se rapprochent dangereusement des grilles de l’hôpital en lançant des grenades lacrymogènes (écho direct des incidents du 1er mai 2019 à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière).

Le quatrième personnage du film, l’infirmière Kim (Aïssatou Diallo Sagna) – qui en est à sa sixième nuit de garde (alors qu’il est interdit d’en faire plus de trois consécutives) – devient le pivot de l’intrigue. On se souvient qu’une grève illimitée des services d’urgences avait démarré début 2019, pour protester contre les conditions de travail et les salaires des personnels, lesquels n’ont pas attendu la crise du Covid pour être épuisés… La deuxième qualité du film de Corsini est de montrer que la crise des gilets jaunes et la crise de l’hôpital public n’en forment qu’une, celle des travailleurs et travailleuses pauvres qui se révoltent contre la dégradation de leurs conditions de vie et de travail.

Enfin, il faut saluer les qualités d’écriture de ce film social qui l’apparente aux meilleures œuvres de Ken Loach. Unité de lieu, unité de temps, unité d’action, on revient aux fondamentaux, mais avec des éléments puisés dans la réalité la plus quotidienne. Catherine Corsini ne cache pas qu’elle s’est inspirée de son propre couple pour décrire les relations de Raf et Julie, la première qui frôle constamment l’hystérie, d’autant plus qu’elle est immobilisée par sa fracture, la seconde balançant entre le désir de venir en aide à sa compagne et la volonté de maintenir sa décision de rupture. Malgré la situation dramatique que vivent les protagonistes, le rythme trépidant du film provoque très souvent le rire, sans pour autant que la réalisatrice ne se départisse d’un regard empathique, tant sur les patient•es que sur le personnel de l’hôpital.

La banalisation du couple de lesbiennes, en proie à une crise comme en connaissent beaucoup, fait partie des réussites du film, à quoi il faut ajouter la mise en scène des différences de classe, qui passent en particulier par des inégalités socioculturelles. Raf et Yann ont en commun leur capacité à râler, qui est sans doute le plus grand dénominateur commun de la population française, mais elle et lui s’affrontent très vite à partir de leurs préjugés réciproques: on se souvient que le débat sur les gilets jaunes s’est d’abord focalisé sur les accusations de lepénisme portées par certain•es «intellectuel•les de gauche» contre les manifestant•es. C’est cet affrontement que rejouent Raf et Yann, avant que les circonstances dramatiques de la nuit ne les amènent à se parler moins agressivement, et à progressivement se comprendre, malgré leurs désaccords.

Enfin, Kim l’infirmière (la seule actrice non professionnelle, aide-soignante dans la vie) est une magnifique incarnation du care, cette capacité à prendre soin des autres, si indispensable à la vie en commun et si peu valorisée par la société. Catherine Corsini fait de l’intersectionnalité (sans le savoir?) sans asséner la moindre leçon de morale au public. Elle montre l’abîme qui sépare la vie du couple de lesbiennes «bobos» de la vie d’une infirmière chez qui se cumulent les discriminations de classe, de genre et de race. Et last but not least, comment cette domination multiforme favorise chez Kim l’empathie avec les souffrances des autres…

 

* Historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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