Edifier le futur

Davantage que de plans, maquettes ou bâtisses, l’architecture est affaire de cogitation: «Impossible de construire un monde meilleur si on n’est pas d’abord capable de l’imaginer», formule Lesley Lokko, commissaire de la 18e Biennale d’architecture de Venise, qui a ouvert ses portes le week-end dernier. Et de fait, plutôt que de prendre le pouls du bâti tel qu’il se façonne concrètement en ce début de décennie 2020, cette édition donne la parole à celles et ceux qui en pensent l’avenir. Un «Laboratoire du futur», comme il s’appelle, tout en reconfigurations possibles, parfois radicales et souvent stimulantes.
Façonnée par la curatrice italienne Cecilia Alemani, la Biennale d’art de l’an dernier proposait un renversement de l’habituel rapport de genres, les femmes ou personnes non-binaires étant majoritaires à 95%. Cette année, le curseur pointe à la parité, déjà un sacré exploit à Venise, et donne la part du lion à l’Afrique: sur les quatre-vingt-neuf projets qui composent l’exposition principale, la moitié vient de ce continent ou de sa diaspora.
Des propositions façonnées par des «praticien·nes», comme les appelle la commissaire, dénomination incluant architectes, urbanistes, paysagistes, graphistes, ingénieur·euses – un groupe accompagné d’une solide poignée d’artistes contemporains. Lesley Lokko elle-même, née à Dundee d’une mère écossaise et d’un père ghanéen, porte au civil plusieurs casquettes, celles d’architecte, de professeure et de romancière, avec un parcours passant par la Grande-Bretagne, le Ghana et les Etats-Unis.
Réunies autour de deux principes puissamment urgents, la décolonisation et la décarbonisation, les propositions de la Biennale se déclinent dans une exposition principale, celle coordonnée par Lesley Lokko, et dans soixante-deux pavillons nationaux. Pointages thématiques.
Afrique et diasporas
Au Pavillon central des Giardini, où débute le «Laboratoire du futur», le duo abidjanais Koffi & Diabaté évoque le nombre d’architectes enregistré·es en Côte d’Ivoire: moins de 200, pour une population de 27 millions d’habitant·es. Cela donne 0,007 praticien·nes pour mille personnes, contre presque un pour mille en Suisse, où 7500 architectes sont inscrit·es à la SIA.
Et alors que la Confédération dénombre deux bureaux lauréats du prix Pritzker, Nobel d’architecture décerné depuis 1979, toute l’Afrique n’en compte qu’un seul: celui du Burkinabé Diébédo Francis Kéré, bien entendu de la partie à Venise. Il y rend hommage aux typologies de l’architecture africaine; et y transfère une structure ludique pensée pour un centre de requérants d’asile à Berlin. D’un utopisme aux couleurs vintage, la proposition ACE/AAP d’Olalekan Jeyifous, artiste nigérian établi à Brooklyn, imagine pour sa part des moyens de transports zéro émissions en s’inspirant de savoirs africains ancestraux.
La culture noire s’affiche aussi dans le magnifique film Black Artist Retreat de Theaster Gates, à voir en grand dans le pavillon central des Giardini. Plusieurs années à la suite, l’artiste étasunien a organisé des «retraites» destinées aux artistes noir·es, où les invité·es ont échangé ou joué les mentors intergénérationnels. Une œuvre splendide, qui renvoie aux citations accueillant le public à l’Arsenale, signées Angela Davis, Audre Lorde, James Baldwin, Thomas Sankara, bell hooks ou Paul Polman.

Décolonisation
La thématique est récurrente, se retrouve dans la plupart des projets, sous une forme ou une autre. Par exemple au fil des propositions de l’artiste congolais Sammy Baloji, dès les premiers espaces de l’Arsenale, avec la réalisation d’une grande maquette du projet avorté de pavillon colonial belge à l’Exposition universelle de 1935, à Bruxelles. Ou dans le film Aequare. The future that never was (2023), où Baloji sélectionne des reportages coloniaux de la télévision belge, avec voix off vantant l’avenir agro-industriel du Congo. Le plasticien retourne sur les lieux filmés, en partie abandonnés, pour documenter le «futur qui n’a pas eu lieu».

Avec la vidéo Vocal Cognitive Territory (2022), l’artiste suisse Ursula Biemann aborde la décolonisation sous l’angle de l’éducation. Ici celle du peuple Inga de l’Amazonie colombienne, qui apprend à l’école la géographie de l’Europe, «mais pas de son propre territoire», explique l’une des intervenantes du film sur deux écrans. L’œuvre s’inscrit dans le projet Devenir Universidad, qui rêve de transformer un territoire amazonien en université; et renvoie, de l’autre côté de l’hémisphère, à Girjegumpi, bibliothèque collective itinérante du peuple Sami. Initiée par l’architecte et artiste Joar Nango, elle est à voir dans le pavillon des pays nordiques.
Récupération des terres
Avec le projet Terra, le Brésil démonte en règle le symbole qu’est Brasilia
Décoloniser, c’est aussi récupérer les terres ancestrales. La thématique est au cœur de plusieurs pavillons nationaux, dont ceux du Canada (lire page suivante), d’Australie ou du Brésil. Avec «Terra», le géant sud-américain a remporté le Lion d’or de la meilleure participation nationale. Sur un sol en terre, l’installation comprend notamment un film qui démonte en règle le symbole Brasilia, capitale aux contours modernistes dessinés par Oscar Niemeyer et Lúcio Costa. Une ville dont les axes et aspérités évoquent conquête ou chrétienté, supposément construite «au milieu de nulle part», alors que la forêt qu’elle a remplacée était loin d’être vierge: elle abritait des peuples autochtones et des communautés quilombola, lieux-refuges pour ancien·nes esclaves.
Décarbonisation
La commissaire Lesley Lokko a expressément demandé aux participant·es de limiter le matériel neuf et l’impact énergétique des installations. Ce que le pavillon letton reformule avec ironie, imaginant un supermarché où les propositions nationales des dix dernières Biennales d’architecture sont transformées en «produit» – chips, confiture, gel douche –, avec l’aide de l’intelligence artificielle. «Orae», nom du pavillon suisse de 2021, devient ainsi une marque de jus multivitaminé. «Nous ne voulions pas créer quelque chose de nouveau mais réutiliser l’existant», explique un gentil vendeur au gabarit nordique. Côté écologie, on repassera, mais l’idée est hilarante.
Nettement plus volontariste, l’élève allemand imagine «Open for Maintenance», un pavillon transformé en espace de stockage. En l’occurrence de toutes les matières utilisées dans les autres pavillons lors de la Biennale d’art l’an dernier. On retrouve des planches bleues (Suisse), du carrelage (USA), de la fourrure synthétique (Autriche), le tout accompagné d’ateliers de transformation, d’une kitchenette ou de toilettes écolos. Avec vue sur les excavations opérées par l’artiste Maria Eichhorn l’an dernier.
Investigations
Biennales de Venise ou de Berlin, documenta, Manifesta: toute grande exposition d’art contemporain comporte ses projets au format enquête. Le collectif Forensic Architecture, basé à Londres, propose ici l’installation filmique L’hypothèse Nebelivka, du nom d’un site archéologique ukrainien vieux de 6000 ans. Composée de bâtisses en cercles concentriques, la ville est dépourvue d’un réel centre. Surtout, «on ne trouve aucune trace de temples, de palais, d’administration, de riches sépultures, ni aucun autre signe de contrôle centralisé ou de stratification sociale», note Forensic Architecture. Ce qui remettrait en question notre concept même de ville et de territoire, «enraciné dans une histoire d’extraction, de prédation et de hiérarchie».
Utilisant ses compétences en architecture et en urbanisme pour étudier les questions de droits humains et de justice sociale, le bureau néerlandais Killing Architects (d’Alison Killing) s’intéresse aux dizaines de camps de détention chinois au Xinjiang. Il s’y s’entasserait jusqu’à un million de prisonnier·ères, principalement ouïghour·es (et musulmans), explique un film et une grande fresque murale. Grâce aux images satellitaires, au recoupement strict d’informations ou aux interviews de rares prisonniers relâchés, Killing Architects présente une cartographie édifiante des prisons.
«L’intention n’est pas de remplacer, mais d’augmenter» Lesley Lokko
Par la recherche sur le terrain, le projet suisse «Welcome dans Nomadland» raconte le nomadisme, une proposition du Laboratoire d’architecture de Vanessa Lacaille et Mounir Ayoub, auteur du pavillon helvétique en 2021. Le projet comporte un film tourné avec l’artiste Yann Gross, sur les traces de nomades entre Algérie et Tunisie; et une topographie de camps de «gens du voyage» en Suisse, entre réalité brute et brutale – le bitume d’un parking de Bussigny entièrement défoncé pour éloigner les caravanes, à vomir – et les espaces rêvés, utopiques ou en phase de test, par exemple du côté d’Yverdon-les-Bains.
Contradictions
Courageuse, politique et porteuse d’espoir, cette Biennale d’architecture n’en comporte pas moins quelques contradictions. Comme le greenwashing entrepreneurial au pavillon brésilien, sponsorisé par la Fondation Vale (issue du géant minier homonyme) ou Credit Suisse. Comme Lesley Lekko en conférence de presse, on peut s’étrangler devant l’incompréhensible décision de l’ambassade d’Italie à Accra, qui a refusé de délivrer des visas aux collaborateurs ghanéens de la commissaire – pour son exposition, elle s’est appuyée sur un réseau international d’assistant·es.
Quant à l’architecture, finalement peu présente à Venise: est-ce un problème, comme l’estime une (petite) partie de la presse internationale? La parole à Lesley Lokko, qui s’est très bien défendue devant les médias: «C’est surtout notre conception conventionnelle de l’architecture qui n’est pas au rendez-vous. Je n’ai cessé de le répéter depuis le début de ce projet extraordinaire. L’intention n’est pas de remplacer, mais d’augmenter. De s’étendre, et non de se contracter. D’ajouter, et non de soustraire.»
Bienvenue au c\a\n\a\d\a
Et si le Canada rendait les terres ancestrales aux peuples autochtones? Autour de ce postulat radical, le pavillon national lance une audacieuse réflexion sur l’accès à l’habitat.
Bien avant d’arriver aux Giardini de la Biennale, on les voit partout, ces posters rouge et noir avec un poing brandi et les quatre lettres AAHA. Elles acronymisent «Architects Against Housing Alienation», soit les «architectes contre l’aliénation de logement», nom de l’ambitieux projet représentant «l’endroit que l’on appelle aujourd’hui c\a\n\a\d\a», comme on le formule sur place.
«Nous voulions saisir l’opportunité de la biennale pour rediriger des financements vers le logement», résume Matthew Soules, professeur associé en architecture à l’université de la Colombie-Britannique, à Vancouver. Avec Adrian Blackwell de l’université de Waterloo, 3200 kilomètres plus à l’Est, il est le coauteur d’un article sur les enjeux de propriété au Canada, écrit pour la revue spécialisé Scapegoat. En vue de postuler pour le pavillon canadien, le duo contacte quatre autres personnes, comme l’historienne de l’architecture Sara Stevens; ou les architectes David Fortin, de la Nation métisse de l’Ontario, et Luugigyoo Patrick Stewart, de la Nation Nisga’a. Le sextuor formera le comité organisateur du projet et de la campagne qu’il orchestre, «Not for sale!».
Cette dernière comprend dix «demandes», la première formulant que «toute terre revendiquée par le c\a\n\a\d\a comme terre de la ‘Couronne’ soit restituée aux Premières Nations, aux Métis et aux Inuits en tant que terres autochtones». «Il faut savoir qu’environ 97% du territoire canadien appartient à l’Etat, fédéral ou provincial», explique Matthew Soules. La «couronne» en question, rappelle-t-il, est désormais celle de Charles III, un vestige de l’Empire britannique et du Commonwealth. «Ces terres ont toutes été volées aux peuples autochtones, avec des degrés divers de ‘preuves légales’ pour certifier les ‘ventes’. L’idée est que ces territoires soient à l’avenir gérés conjointement par les descendants des peuples autochtones et l’Etat, sur un modèle encore à définir.»

Les autres demandes concernent plus directement le logement, qui doit être abordable, durable, non-spéculatif, collectif et solidaire. Il est aussi question d’architecture réparatrice, par exemple pour les personnes noires d’un quartier de Toronto de facto expulsées par les processus de gentrification. Un «embourgeoisement» qui doit être taxé, estime AAHA. «Chaque demande est soutenue par un·e architecte, un·e activiste – le plus souvent une association – et par une personne assurant la défense légale», détaille Matthew Soules.
Avec une scénographie dense et bouillonnante à la hauteur des enjeux activistes du projet, le pavillon vénitien présente la démarche mais pas seulement. «Quinze étudiant·es en architecture de l’université de la Colombie-Britannique sont sur place jusqu’en juillet, travaillant chacun·e sur l’une des demandes.» Et quinze autres étudiant·es reprendront le travail en septembre, cette fois issu·es de Waterloo. «Celles et ceux qui travaillent sur la taxe de gentrification vont par exemple rechercher des modèles existant au niveau mondial.»
Le pavillon canadien est principalement financé par le gouvernement fédéral, via le Conseil des arts. Au vu des dix demandes, en particulier la première, n’est-il pas surprenant que le projet ait été choisi? «A vrai dire, je ne me souviens plus si la restitution des terres figurait déjà dans notre dossier de postulation», répond Matthews Soules après quelques secondes de réflexion. «Mais quoi qu’il en soit, nous n’avons jamais été victimes de pressions ou de censure», même si le projet a sans doute provoqué un brin d’anxiété chez l’une ou l’autre personne, concède l’architecte.
Ambitieuse et dotée d’une radicalité enthousiasmante, la campagne AAHA est-elle partie pour durer au-delà de la Biennale? La réponse fuse: «Oui à 100%!» SSG
Biennale d’architecture de Venise, jusqu’au 26 novembre, labiennale.org
La Suisse dit coucou au Venezuela
«On fait ce qu’on nous a demandé de faire: montrer de l’architecture.» Formulée devant le pavillon suisse des Giardini, la remarque de Karin Sander est à prendre au premier degré: ce sont essentiellement les contours de la bâtisse visible en arrière-plan qui sont présentés, presque sans artifices supplémentaires. La proposition s’appelle «Neighbours» (voisins), projet que l’artiste et professeure d’art a élaboré avec son collègue de l’EPFZ Philip Ursprung, qui enseigne l’histoire de l’art et l’architecture.
Comme sous-entendu par le titre, l’essentiel est ailleurs, au-delà du mur entourant le pavillon construit par Bruno Giacometti et inauguré en 1952. Une paroi en partie démontée, brique par brique, pour permettre le passage vers le pavillon voisin, celui du Venezuela. «C’est une histoire oubliée: alors que tous les pavillons nationaux sont isolés, ceux de la Suisse et du Venezuela étaient directement reliés», raconte Philip Ursprung. Ceci jusqu’à ce qu’un mur ne soit ajouté dans les années 1980, bloquant l’accès vers la structure de Carlo Scarpa ouverte quatre ans après celle de Giacometti. Une (re)découverte réalisée par Karin Sander, qui en parle à Philip Ursprung, avec l’idée d’imaginer un projet à présenter au jury de Pro Helvetia, responsable du pavillon.

Plutôt que de s’en prendre au mur ajouté, appartenant aujourd’hui aux deux pays, le duo décide de démonter une autre portion de paroi, uniquement helvétique, qui sera (évidemment) reconstruite à l’identique après la Biennale. Quant aux grilles de l’entrée principale, elles ont été démontées et sont posées contre un mur intérieur, là aussi le temps de cette biennale. Le pavillon est donc entièrement accessible, même si l’action reste symbolique, note-t-on dans le catalogue du projet, puisque «les Giardini ont des gardes, et tant l’Italie que l’Europe sont des forteresses». Le geste n’en pointe pas moins «l’ambivalence» et «le manque de générosité de la Suisse» dans sa politique migratoire, souligne Philip Ursprung.
Avant de se la jouer «Berlin 89», la Suisse a bien entendu demandé son avis au Venezuela. Un voisin enchanté par l’idée, qui prévoyait justement de rouvrir son pavillon après plusieurs biennales sans expositions, pour cause de crise économique. Le pays tropical a offert des plantes en remerciement, non sans suggérer au passage moult collaborations, que la Suisse a poliment déclinées – depuis 2018, la Confédération s’est ralliée aux sanctions de l’UE contre le régime Maduro. Le duo Sander & Ursprung s’est toutefois rendu sur place, pour la préparation du projet et de son catalogue, qui comprend un entretien (fictif) entre les deux bâtisses.
Reste que le pavillon suisse n’est pas entièrement vide: un gigantesque tapis occupe l’espace principal, présentant les plans des structures de Scarpa et Giacometti. Un robinet a aussi été installé dans la cour, auquel on peut s’abreuver, juste à côté d’une portion de tronc d’un platane mort l’an dernier, l’un des derniers témoins de la création des Giardini à l’époque napoléonienne, il y a quelque 200 ans.