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Lutte anti-épidémies au pays des fourmis

Des milliers d’animaux dans un espace très restreint: dans les fourmilières, les agents pathogènes devraient avoir la partie facile. Mais ces insectes parviennent malgré tout à tenir les épidémies en échec.
Epidémiologie

Vivre les uns sur les autres comporte des risques. Nous, les humains, le savons au moins depuis la pandémie de coronavirus. Les fourmilières représentent un exemple parfait de contacts sociaux étroits dans de grands ensembles. Yuko Ulrich, responsable de groupe à l’Institut Max Planck d’Iéna et ancienne professeure assistante à l’ETH Zurich, étudie la dynamique des infections dans les colonies de fourmis. Son modèle est la fourmi prédatrice clonale Ooceraea biroi originaire d’Asie. L’espèce a la particularité de ne pas avoir de reine et de se composer exclusivement d’ouvrières qui pondent toutes le même jour des œufs non fécondés desquels va éclore la génération suivante. Comme les colonies n’ont pas besoin d’être grandes pour fonctionner, la chercheuse peut les étudier dans des boîtes de Pétri. Chaque fourmi porte sur le dos un code en couleur. Des caméras et un logiciel enregistrent les parcours de chaque individu.

Avec son équipe, Yuko Ulrich étudie comment elles s’aperçoivent qu’une congénère est malade et quelles sont leurs réactions. Pour cela, les scientifiques ont contaminé des insectes avec des spores fongiques. Leurs congénères ont immédiatement repéré les fourmis infectées et les ont soignées. Elles leur ont ont retiré les spores, ce qui a nettement accru leurs chances de survie. «Nous avons été quelque peu surprises que les fourmis en bonne santé prennent autant soin de leurs compagnes malades, note Yuko Ulrich. Nous nous attendions plutôt à ce que celles-ci soient isolées.»

Les deux stratégies – soins et isolement – sont connues chez les fourmis, et ne s’excluent pas forcément, selon Nathalie Stroeymeyt, qui a mené des recherches sur les épidémies chez les fourmis à Lausanne et à Fribourg, et qui travaille maintenant à l’université de Bristol. «Dans la phase initiale d’une épidémie, les individus infectés peuvent s’auto-isoler en passant plus de temps à l’extérieur de la fourmilière, tout en recevant des soins accrus de la part de leurs compagnons de nid», explique-t-elle. Une étude menée sur une couvée infectée a même montré que les nourrices peuvent passer d’une stratégie de soins à celle d’une mise à mort dès que le taux de contamination devient trop élevé.

Les soins comme l’isolement ont leurs avantages et leurs inconvénients, ajoute Yuko Ulrich. Soigner une congénère malade représente un risque de contamination, toutefois certainement limité en cas d’infection fongique. Mais il pourrait en être autrement d’un autre parasite. La chercheuse prévoit donc d’étudier la réaction des colonies à de nombreux autres agents pathogènes, dont des nématodes et des virus. «Nous partons du principe que les fourmis évaluent quelle est la stratégie la plus judicieuse en fonction du moment – par exemple sur la base du danger que représente un parasite.»

Une question reste ouverte: comment les individus malades sont-ils identifiés? «Les fourmis pouvaient sans doute déceler l’odeur des spores fongiques, dit Yuko Ulrich. Mais nous voulions savoir si elles percevaient aussi une odeur de maladie produite par l’hôte.» A cette fin, l’équipe leur a injecté une substance provoquant une réaction inflammatoire dans l’organisme, afin de simuler une infection sans que le sujet soit contagieux. Résultat: même sans agent pathogène, les fourmis malades ont été identifiées et ont reçu des soins corporels. Toutefois, l’hypothèse de Yuko Ulrich, selon laquelle les fourmis détectent la maladie via une sorte de molécule odorante sur la peau, n’a pas été confirmée dans l’étude. Il existe de nombreux autres signes de reconnaissance possibles, dit-elle. Par exemple des substances odorantes volatiles ou tout simplement le comportement. Tout comme nous, les êtres humains, savons souvent intuitivement si quelqu’un se déplace plus lentement ou différemment à cause d’une maladie.

Selon la chercheuse, les fourmis permettent de tester des modèles mathématiques également utilisés pour les épidémies chez l’être humain. «Il existe par exemple des prévisions théoriques selon lesquelles les agents pathogènes se propagent moins vite dans les réseaux sociaux constitués de différentes castes chargées de tâches déterminées.» La chercheuse reste cependant prudente lorsqu’il s’agit de tirer des conclusions sur pour les épidémies humaines à partir de ses études. «Il y a trop de différences entre les fourmis et les êtres humains pour cela.»

Paru dans Horizons no 136, mars 2023, magazine suisse de la recherche, FNS, www.revue-horizons.ch

 

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