Chroniques

Deux et deux font quatre

À livre ouvert

Surtout ne pas croire que lire d’une traite dix ans de chroniques sur l’environnement 1>Stéphane Foucart, Le monde est une vallée: dix ans de chroniques sur l’environnement, Buchet Chastel, 2023. puisse être chose ennuyeuse. Surtout ne pas croire que cela puisse peser sur le moral ou faire monter le niveau d’éco-anxiété. Non, ce serait plutôt le contraire, comme si cette lecture-ci était de celles capables de nous remettre en selle après une longue période d’indifférence teintée d’abattement.

Encore faut-il, comme c’est le cas avec Stéphane Foucart dans son livre Le Monde est une vallée, que la lecture soit à la fois plaisante et instructive et que l’humour y côtoie le réquisitoire le plus implacable – devant la mauvaise foi et le manque d’esprit critique patents, les traits d’esprit font plus mal que l’artillerie lourde. Et puis comment sortir (par le haut) des rets de «l’ingénierie du débat public», si ce n’est en sortant du cadre instauré par celle-ci.

A cet égard, le travail du journaliste scientifique doit être reconnu comme essentiel. Sans lui, nous peinerions à prendre conscience, quotidiennement ou presque, de la double catastrophe en cours. Car oui, «l’état de notre environnement est souvent celui de notre démocratie», et oui «les démocraties de marché ne sont pas adaptées aux transitions radicales».

Intéressons-nous maintenant à ce qui permet au chroniqueur de poursuivre son travail. La liberté de ton et de parole tout d’abord. La liberté, comme se plait à le rappeler Stéphane Foucart, reprenant les mots de George Orwell, «c’est d’abord celle de dire que deux et deux font quatre». L’indignation ensuite, pleinement assumée et sans laquelle l’auteur ne pourrait poursuivre son investigation. Indigné, il l’est quand ses chroniques attirent «bien plus que de simples critiques ou réprobations. Ce qui s’exprime en contrepoint est bien souvent de la haine. […] Même lorsqu’aucune prescription n’est faite, précise-t-il, le seul énoncé de faits simples et scientifiquement consensuels sur l’état de l’environnement génère fréquemment une colère noire chez de nombreux interlocuteurs». Ceux-ci voudraient que nous en restions au discours convenu et à son armada de termes-oripeaux saturant l’espace public, en particulier à ceux de «durable» ou d’«éco-responsable», et que nous fermions les yeux sur leurs réels effets.

Parlant des effets de ce qu’on n’hésite plus à appeler greenwashing, disons qu’ils sont en tous points sidérants. Un seul chiffre suffira. Plus de la moitié des émissions de CO2 émises depuis la Révolution industrielle l’a été à compter de la parution en 1987 du rapport Brundtland, Our Common Future, acte de naissance officiel du «développement durable». S’il est un résultat probant à l’irruption du concept phare de nos sociétés industrialisées, c’est peut-être celui-ci.

Heureusement, les expressions convenues sont de plus en plus prises pour ce qu’elles sont, de simples attributs de la société du spectacle: «Une mise en scène qui […] fait écran sur le monde réel et les dynamiques qui le façonnent, et finit par anesthésier les esprits.»2>Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières (dir.), Green Washing: Manuel pour dépolluer le débat public, Seuil, coll. Points, 2023, p. 27. Il n’y a qu’à penser à la Sustainable City de Dubaï, ville hôte de la COP28.

Pendant que les avis de tempête se font plus fréquents sur le front des limites planétaires, une nouvelle devrait retenir notre attention: l’actualisation du Plan d’études cadre (PEC) des écoles de maturité et son ouverture à la consultation publique jusqu’au 15 décembre 2023.

Cette mise à jour du PEC est loin d’être anodine. Pensez-y. Au cours des trois prochaines décennies, ce PEC va, à l’échelle de la Suisse, colorer le cursus de millions d’élèves.

Sans aller aussi loin que de penser que le savoir possède «une sorte de pouvoir performatif»3>Stéphane Foucart, op.cit., p. 340., il peut valoir la peine de donner son avis sur la place qu’y a le développement durable, peu importe que ses contours aient été redessinés en intégrant les questions sociétales du jour, ou qu’il s’agisse de le considérer uniquement dans sa dite acception forte.

Si la liberté réside d’abord dans le fait de dire que deux et deux font quatre, mettons-nous à compter. Trente-cinq ans à côtoyer le développement durable, ce n’est pas rien. C’est même beaucoup, non?

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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