Chroniques

Face à l’«imachinaire»

À livre ouvert

Il n’y a pas de doute à avoir: Vallée du silicium1>Alain Damasio, Vallée du silicium, Albertine/Seuil, 2024., le nouvel essai d’Alain Damasio, est une réussite à part entière. Rares sont aujourd’hui les livres à distiller à la fois plaisir de la lecture et exigence de la pensée. La plume et la faconde d’Alain Damasio font ici mouche et merveille.

Mouche, comme lorsque le substantif pluriel «imaginaires» vient frapper celui d’«imachinaires» et par là retrouver ses vraies couleurs; divers mondes passés, présents et à venir plutôt que zozotement et bégaiement infini du même. Merveille, comme lorsque l’auteur joue avec sérieux, sans se défausser: «Si j’ose le jeu de lettres, le connectif a coupé net la double aile du collectif pour lui greffer à la place sa double haine – de soi et des autres.»

Parlant de mots qui portent et importent, impossible de passer à côté des «mots de passe». Non ceux qui s’agglutinent à notre identité numérique mais bien ceux qui montrent qu’absolument tout passe par les mots, certains mots du moins. Dixit cette fois Jean Baudrillard: «Les mots ont pour moi une extrême importance. Qu’ils aient une vie propre, donc qu’ils soient mortels, est l’évidence pour quiconque ne revendique pas une pensée définitive, à visée édificatrice. Ce qui est mon cas.»2>Jean Baudrillard, Mots de passe, Le livre de poche, 2004, p. 9. Et aussi celui d’Alain Damasio.

Ce n’est pas un hasard si, à l’heure d’écrire sur la Silicon Valley, Alain cite à tout va son compère Jean, en particulier dans son livre Amérique écrit au mitan des années 1980. Il y a de bonnes raisons à cela. Il suffit de se retourner sur ce que dit Baudrillard de l’hyperréalité du mode de vie américain, cette manière si singulière d’anticiper sur l’imaginaire en le réalisant et non d’anticiper sur la réalité en l’imaginant3>Cf. Jean Baudrillard, Amérique, Grasset, 1986, p. 189-190. comme le ferait un écrivain de science-fiction. Alain Damasio dans la Silicon Valley c’est donc ceci : l’imaginaire face à l’imachinaire, une imagination mise en orbite plutôt que mise en boite.

Voilà qui fait tout l’intérêt de cette Vallée du silicium, où sans surprise l’auteur ferraille dur mais non sans humour avec la techno-sphère, avec les techno-tycoons, et surtout avec des techno-objets comme la voiture autonome ou le smartphone, ce «rectangle vitré de cinq centimètres par dix»; de toutes les techno-greffes la plus envahissante et la plus puissante aujourd’hui. Oui, sans aucun doute possible, «nous nous sommes [bien] laissé cybercer, (…) sinon cyberner».

Les formules chocs de Damasio frappent par leur justesse mais elles ne disent pas tout. Elles ne disent pas le trouble ressenti par celui venu au cœur de la Valley essayer de «penser contre [soi]-même», et «accueillir la technologie non plus comme une menace, une servitude volontaire ou un état de fait, mais avec l’euphorie excitante et tranquille de ceux qui la conçoivent, la promeuvent et la font.»

Comme ce programmeur-entrepreneur-chercheur de datas bien sympathique au demeurant, dont la rencontre compose l’essentiel du sixième chapitre. Un véritable artiste, talentueux au possible, qui n’hésite pas à exposer sa conception de la programmation en général et du rôle des robots conversationnels en particulier. Cette rencontre est marquante et force Damasio à se poser la question de ce que serait une «technologie ‘positive’» ou une Intelligence Amie plutôt qu’Artificielle. Sa technocritique voit ses contours fluctuer, son centre de gravité se déplacer. Il peut même affirmer qu’«une authentique technocritique ne peut se contenter d’être réactionnaire ou négative. Elle doit aussi esquisser ce que serait une technologie positivement vécue.»

Convoquant tour à tour Ivan Illich et Baptiste Morizot, imaginant ici les contours que prendrait une convivialité entre humains et robots, là un «art de vivre avec l’IA», Damasio peine pourtant à nous convaincre complètement. Nous résistons et faisons peut-être bien, puisque quelques lignes plus loin nous apprenons qu’il ne se fait au fond guère d’illusion: au contact d’un tel artiste, peut-être était-il sous l’effet d’un puissant charme.

Vingt mois plus tard, alors qu’il écrit la septième chronique de son livre, le positionnement de l’auteur se précise, la focale de sa critique s’élargit à celles de l’individualisme libertarien et du capitalisme. A ce moment précis, le mot «essai» prend tout son sens, sans pour autant être définitif. Fort heureusement.

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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