Agha Jan, partir pour ne pas mourir
Originaire du nord de l’Afghanistan, il a dû fuir son pays à 16 ans, menacé par les talibans.
Baghlan, une ville industrielle dans le nord de l’Afghanistan. Ce jour là en 2012, le père du jeune Agha Jan, militaire de carrière, et sa mère, femme au foyer, se rendent en ville à bord d’un véhicule de l’armée, accompagnés de trois autres personnes. Agha Jan, 9 ans à cette époque, est à l’école, tout comme son frère, plus jeune. Sa petite sœur vient, elle, à peine de naître. Ils ne reverront jamais leurs parents. La voiture a sauté sur une bombe, dissimulée par les talibans. Tous les occupants meurent sur le coup.
Privée de ses parents, la fratrie habite avec la grand-mère. Le temps passe et vient celui de l’adolescence. Jan reçoit alors une lettre des talibans. «Ils m’ordonnaient de les rejoindre, explique t-il. C’était adhérer à leur idée ou la mort…» Les talibans n’ont pas oublié que son père était militaire. Acculé et résigné, Jan rejoint une madrassa, une école coranique. Comme lui, une vingtaine de jeunes y suivent un enseignement rigoriste, ponctué de prières, de mauvais traitement surtout. Un endoctrinement qui vire très vite au calvaire. Les jeunes étudiants reçoivent notamment des explications sur le bonheur de devenir un martyr. Si la cause, et les talibans, l’exige.
Après un mois de cet embrigadement, c’est l’évidence. Même s’il n’a que 16 ans, il faut partir. Il décide de fuir. Son jeune cousin de 11 ans l’accompagne ainsi que quelques amis. Pour Jan, la destination est toute trouvée: Genève, où réside un oncle, arrivé en Suisse en 2015 comme requérant d’asile.
Avant même d’espérer fouler le sol helvétique, il lui faut effectuer un long périple. «Un passeur nous a proposé de nous amener en Turquie pour l’équivalent de 1000 francs. Après, on devait se débrouiller.» Jan, son cousin et les amis de l’adolescent traversent tout le pays, jusqu’à la frontière avec l’Iran.
Au détour d’une route perdue, trois talibans surgissent de nulle part. Ils arrêtent le pick-up où s’entassent près de 20 personnes. «Ils nous ont aligné et ont exigé que l’on fasse la prière», explique Jan. Un taliban s’approche et braque son arme sur lui. «Bien que je sois Pachtoune, je ressemble à un Hazara, une ethnie chiite persécuté par les talibans, qui sont sunnites. J’ai vu la mort de près…», tremble encore le jeune homme. Il ne doit son salut qu’à sa manière de prier: les bras croisés comme les sunnites et non pas le long du corps, comme les Hazaras, synonyme d’une mort certaine.
En Iran, certains de ses amis décident de rester dans l’autre pays des mollahs. Prochaine destination; Istanbul. Jan est accueilli par des amis de son défunt père, d’ex-militaires eux aussi. «Le passeur m’a tendu un téléphone pour appeler ma famille en Afghanistan. Je leur ai dit que j’étais bien arrivé et qu’ils devaient maintenant payer la somme convenue.» Jan et son cousin restent quelques jours dans la bouillonnante cité stambouliote.
Puis ils prennent le chemin de Çanakkale, ville portuaire qui lorgne la mer Egée, un point de départ pour la Grèce. «Nous habitions dans une petite maison toute simple avec d’autres réfugiés Afghans, explique Jan. J’ai travaillé tous les jours pendant plus d’un mois.» Dans la construction et dans des champs. Les Afghans sont de la main d’œuvre bon marché, corvéables à merci. «Je travaillais de 8h à 18h pour 100 livres (l’équivalent de 5 francs, ndlr) par jour…»
Après plusieurs tentatives infructueuses pour traverser en bateau, la quatrième sera finalement la bonne. Il faut plusieurs heures sur un zodiac surchargé, abandonnés à leur sort sur une mer démontée, pour que la trentaine de refugié·és, hommes, femmes et enfants débarquent par un petit miracle sur l’île de Lesbos. «J’ai ressenti un sentiment indescriptible, raconte le garçon. C’était comme si je pouvais enfin commencer une nouvelle vie.» La joie est de courte durée. Jan, son cousin et ses compagnons d’infortune sont emmenés à la Moria, un camp à la sinistre réputation. Prévu initialement pour abriter 3000 personnes, le camp en compte plus de 25 000… Le jeune homme découvre l’enfer. «C’est comme un immense village, sans règles et sans loi.» Si son cousin, 11 ans, passe une semaine à la Moria avant d’être exfiltré en ferry vers Athènes par une ONG, Jan, malgré ses 16 ans, restera bloqué huit mois sur cette île.
Certain·es logent dans des baraquements. La plupart dans des tentes faites de bric et de broc. Jan et d’autres jeunes Afghans trouvent refuge dans une forêt d’oliviers qui borde le camp. Ils dorment là, à même le sol, dans une cabane de fortune. Le pire est à venir. «Il y avait des gangs qui semaient la terreur dans le camp. J’ai vu des personnes mourir sous mes yeux, poignardées pour avoir refusé de donner leur téléphone ou leur argent… c’était horrible…» Pétrifié par cette violence, Jan préfère se terrer dans la forêt.
Puis tout s’accélère. Départ pour Genève. Le cousin est placé dans une structure d’accueil pour enfants, alors que Jan atterrit au foyer pour mineurs non accompagnés de l’Etoile dans le quartier des Acacias. Jan y restera de 2020 à 2021. «Même si j’étais super content et reconnaissant d’être enfin en Suisse, le quotidien était dur. Très dur.»
Le suicide de deux jeunes Afghans du Foyer de l’Etoile a mis en lumière le désarroi profond de ces jeunes mineurs. Fin novembre, le jeune Alireza s’est jeté d’un pont: «Après deux ans, la Suisse à dit a Alireza qu’il fallait partir et retourner dans le camp de la Moria en Grèce. Il n’a pas supporté, confie Jan. C’est terrible. Alors qu’il ne rêvait que de vivre ici et de s’intégrer.»
«J’ai la chance d’avoir rencontré des gens magnifiques!» Jan
Dans cette douloureuse histoire de fuite, une lueur. Grâce à l’association AMIC à Genève, qui met en relation des jeunes mineurs isolés et des familles dites relais, Jan a rencontré Barbara, cadre dans une grande banque privée genevoise et Matthieu, restaurateur. Le couple partage repas, loisirs, sorties et fêtes de Noël avec le jeune Afghan. «J’ai la chance d’avoir rencontré des gens magnifiques!», raconte t-il, des tremolos dans la voix. Une renaissance pour celui qui aspire à commencer des études de commerce.
Malgré un statut précaire, Jan fait tout pour s’intégrer. Depuis un an maintenant, grâce à l’opiniâtreté de Barbara et Matthieu, et à la compréhension d’un couple de propriétaires, il loge dans un petit studio, payé par l’Hospice. «Je suis super content. Je vois mon avenir à Genève, explique t-il. Je pense souvent à mon petit frère et à ma petite sœur qui sont maintenant en sécurité en Iran. Je sais que c’est compliqué, mais j’espère qu’un jour nous pourrons être réunis ici en Suisse. Enfin.» MLE