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Réparer le monde: la maintenance comme objet politique

À livre ouvert

La nouvelle a fait le tour de la planète avant même d’être officiellement confirmée. La fusion nucléaire, cette technologie rêvée depuis les années 1950, semble à portée de main: la promesse d’une énergie gratuite et illimitée serait réalité dans une ou deux générations. Nous voici délicieusement plongés dans les utopies de nos grands-parents, entre conquête spatiale, guerre froide et surconsommation.

La nouvelle a éclipsé un état de fait plus dérangeant. En France, où l’énergie atomique est sous stéroïdes, près de la moitié des réacteurs du parc nucléaire est à l’arrêt. En Suisse, où transite 10% de l’électricité européenne, le réseau électrique date des années 1960 et semble atteindre ses limites. Bref: les nouvelles technologies ne pourront réaliser leur potentiel sans un important travail de maintenance et d’adaptation des infrastructures déjà existantes.

Maintenance. Le terme n’est pas particulièrement engageant. Comment, en effet, valoriser la préservation d’infrastructures existantes dès lors que la modernité s’est largement construite autour de l’idée d’innovation?

L’innovation a capturé l’essentiel de notre attention. Les historiens et historiennes en sont également victimes: bien que critiques de la notion de progrès, les sciences historiques n’en vouent pas moins l’essentiel de leurs ressources à l’étude de l’émergence des institutions, des idées ou des infrastructures. Cette perspective délaisse, c’est du moins l’argument de Christopher Henke et de Benjamin Sims1> Christopher R. Henke, Benjamin Sims, Repairing infrastructures, Cambridge: MIT Press, 2020. , un aspect essentiel pour la compréhension de notre monde: la maintenance est tout aussi importante que l’innovation, sinon plus.

Repairing infrastructures se veut une référence à un champ d’étude de plus en plus riche. Sans doute que les enjeux posés par la catastrophe environnementale, par le délabrement des infrastructures hérité du néolibéralisme, ou encore par les menaces qui pèsent sur les institutions démocratiques expliquent cet intérêt croissant pour la préservation sous toutes ses formes. Si le livre est marqué par une certaine autosatisfaction à voir un champ d’étude gagner en importance – un ton suffisant qui peut irriter, d’autant que certaines pages perdent toute scientificité pour illustrer des comportements triviaux –, il met en lumière la complexité des enjeux après l’innovation.

S’il est clair que la construction d’une nouvelle infrastructure reflète et consolide les rapports de force en vigueur, Repairing infrastructures permet de comprendre que les travaux de maintenance s’inscrivent dans leur continuité. Construire une place de jeu est une décision politique – tout comme l’est celle de la laisser se délabrer.

L’originalité du livre est sans doute de comprendre l’acte de réparation au sens large: il ne s’agit pas seulement de rendre sa fonction primaire à un objet, mais aussi de saisir comment une communauté peut chercher à dépasser la disruption causée par l’intrusion d’une nouvelle infrastructure. Les peintures murales qui ornent les piliers des ponts partageant les quartiers populaires peuvent, à cet égard, être perçues comme autant de tentatives de réparer l’espace mutilé.

Les nouvelles perspectives sur la maintenance ont l’intérêt de nous en rappeler le rôle crucial pour le fonctionnement des sociétés modernes. Repairing infrastructures, sans en être la somme conclusive, est une bonne porte d’entrée sur ce sujet.

Notes[+]

L’auteur est historien.

Opinions Chroniques Séveric Yersin

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lundi 8 janvier 2018

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