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Où va l’argent du fromage?

Carnets paysans

Envisagée comme une contrepartie à la libéralisation du marché du lait intervenue en 2007, la prime à la transformation devait soutenir le prix du lait de fromagerie pour éviter son effondrement face aux importations. L’Ordonnance sur le soutien du prix du lait qui détaille notamment le montant et la mise en œuvre de cette prime prévoit à la fois que cette dernière «est versée aux producteurs de lait», mais également que «les demandes de versement des suppléments […] sont établies par les utilisateurs de lait». Autrement dit, ce sont les fromageries qui doivent demander les suppléments, puis les verser aux productrices et producteurs.

Dans l’administration fédérale, on croit volontiers que, comme dans la Bible, le loup couche avec l’agneau et la panthère avec le chevreau. C’est oublier que les entreprises de transformation laitière sont toutes puissantes sur le marché, puisque la disparition des coopératives locales de collecte et de transformation leur donne un presque monopole sur l’écoulement du lait.

Dans ces conditions, il n’est pas difficile d’imaginer que les géants de la transformation ont inventé différents dispositifs pour ne pas reverser aux productrices et producteurs de lait le supplément qui leur revient. Ainsi, les documents remis aux paysannes et paysans ne détaillent-ils pas la part du supplément et la part du prix de base. De même, la prime est supposée n’être versée que si le lait est utilisé pour des transformations de haute qualité.

Or, les entreprises transformatrices n’assurent pas le suivi des lots individuels. Cela permet de minorer la prime à laquelle aurait droit un·e paysan·ne. Uniterre, sur la base d’une étude de l’Agroscope, évalue la part indûment retenue par les transformateurs entre 60 et 100 millions chaque année.1> Uniterre, Communiqué du 1er avril 2020; Listorti G., Tonini A., «Analyse de l’impact sur le marché laitier du supplément pour le lait transformé en fromage» in Recherche Agronomique Suisse 5, pp. 212-215, 2014.

L’Office fédéral de l’agriculture lui-même a en quelque sorte admis la réalité de cette situation, puisqu’il a proposé en 2020 de verser directement le supplément aux paysannes et paysans, mais… dès 2022 seulement – soit quinze ans après l’entrée en vigueur du dispositif. Depuis, cette modification a semble-t-il encore été reportée.

Les productrices et producteurs de lait n’avaient-ils aucun moyen d’agir pour recouvrer l’argent qui leur est dû? Il est bien risqué d’introduire une procédure judiciaire contre son unique client. Et c’est précisément la situation dans laquelle se trouvent les agricultrices et les agriculteurs qui vendent leurs produits aux grands groupes de transformation. Pour sortir de cette impasse, Maurus Gerber, président d’Uniterre et lui-même producteur de lait, a attendu d’être retraité pour intenter une action auprès de la justice civile contre ELSA, la filiale de la Migros chargée de la transformation laitière.

Mi-octobre, le Tribunal d’arrondissement de la Broye a rendu son verdict, largement favorable à la demande de Maurus Gerber. Selon le communiqué d’Uniterre du 18 octobre 2022, la cour a retenu tout d’abord que la filiale de la Migros n’était pas en mesure de prouver que les sommes dues à Maurus Gerber selon l’Ordonnance sur le soutien du prix du lait lui avaient effectivement été rétrocédées.

Elle a ensuite admis que la procédure de surveillance mise en place par l’Office fédéral de l’agriculture ne permettait pas non plus de savoir si le supplément parvenait bien à son destinataire. Face à cette incertitude, le tribunal a fixé lui-même le montant de l’indemnisation du producteur de lait.

La filiale de la Migros a bien entendu introduit un recours contre cette décision de première instance et la cause sera à nouveau plaidée devant le Tribunal cantonal. ELSA tient une position importante dans l’économie du canton à la fois comme acheteur de lait et comme employeur. Il faut espérer que le glaive des juges de deuxième instance ne tremblera pas devant la puissance économique de la société fille du géant orange.

Si l’issue de cette première manche judiciaire est réjouissante, elle couvre aussi de honte l’Office fédéral de l’agriculture. Comment expliquer en effet qu’en quinze ans aucun fonctionnaire de l’Office n’ait trouvé le courage d’affronter les grands groupes de transformation agro-alimentaire pour mettre un terme à une situation qui viole la lettre d’une ordonnance fédérale et la volonté du législateur?

Notes[+]

L’auteur est un observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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