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Ressusciter les espèces disparues?

Les avancées techniques en génie génétique permettent d’envisager le processus de «résurrection» d’espèces éteintes, ou de créer des espèces ressemblantes. Cette «désextinction» pose d’une part la question du statut de l’être ainsi créé – est-ce un animal avec les droits qui en découlent ou non? – et d’autre part celle de son devenir psychique. Eclairage.
Ressusciter les espèces disparues?
Maquette d’un mammouth laineux composée en 1979, exposée au Royal BC Museum de Victoria (Canada). FLICKR/CC BY/FLYING PUFFIN
Ethique

Pourrait-on vraiment revoir un jour les mammouths laineux disparus il y maintenant 3700 ans? La question pourrait paraître saugrenue mais les progrès des techniques de génie génétique permettent dorénavant d’envisager sérieusement de faire revivre des espèces disparues ou proches des dites espèces disparues (appelées «proxies»). Les buts avoués de ces tentatives sont multiples, qu’il s’agisse de valider le concept de désextinction ou d’apporter une solution écologique à la problématique de la libération du permafrost due au changement climatique.

Cette avancée technologique est notamment due à la technologie d’édition du génome CRISPR-Cas9, découverte en 2012 par Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna. Cette technique dite des «ciseaux moléculaires» permet de modifier l’ADN à un endroit précis du génome, dans n’importe quelle cellule. Elle reproduit un processus de défense existant naturellement dans certaines bactéries. La technique comporte une séquence d’ARN dite guide, dont le rôle est de cibler une séquence d’ADN spécifique, associée à une enzyme (ici Cas9), dont le rôle est de couper l’ADN au niveau de ladite séquence. Les systèmes naturels de réparation de la cellule vont ensuite automatiquement «recoller» les extrémités des deux morceaux d’ADN créés par la rupture.

En fonction du résultat souhaité (réparation, inactivation de gène), on intègre ou non dans le processus une sorte de «modèle» de réparation. Sans modèle, le système de réparation agit à chacune des nouvelles extrémités du brin d’ADN, générant des «anomalies» dans la séquence ciblée, ce qui répare ou inactive le gène. Inversement, en présence d’une séquence d’ADN synthétique servant de modèle et – bien sûr – sans anomalies, le processus de réparation l’intègre au niveau de la coupure, cicatrisant littéralement ou corrigeant le brin.

Si la technologie CRISPR-Cas9 a longtemps et surtout intéressé la médecine ou l’agriculture, elle aurait donc désormais une nouvelle utilité: la désextinction.

Le dilemme de la désextinction

La «désextinction» désigne le processus de «résurrection» d’espèces éteintes par des méthodes génétiques, ici l’usage de CRISPR-Cas9. Contrairement à d’autres expériences plus anciennes, la désextinction ne nécessite pas de cellule vivante ou congelée de l’espèce disparue: il suffit d’avoir des restes organiques – échantillons de poils, de sang, d’os – qui contiennent des fragments d’ADN. Ces échantillons d’ADN permettent ensuite aux généticiens de séquencer le génome de l’organisme disparu. Et c’est là que le bât blesse.

L’ADN se dégradant après la mort de l’organisme, il n’est pas possible d’avoir les génomes complets des candidats à la résurrection: il manque toujours une partie de la séquence génétique, un «trou» de l’ordre de 5%. Combler ce trou nécessite plus d’échantillons, de meilleure qualité… et beaucoup de temps. De quoi rendre une vraie désextinction pour l’instant impossible!

Heureusement, il existe une parade. Si les généticiens disposent d’assez d’informations sur le génome de l’espèce ciblée, CRISPR-Cas9 leur permet de modifier l’ADN de son parent vivant le plus proche, afin de créer un génome artificiel qui se rapprochera du code génétique de l’espèce disparue. Ce génome est ensuite inséré dans un ovule fécondé, puis incubé par une femelle de l’espèce vivante la plus proche. L’individu qui en résulte n’est pas génétiquement identique à son cousin éteint, mais les caractéristiques clés qui rendaient ce dernier unique sont réintroduites.

Ainsi, les scientifiques qui travaillent à la désextinction du mammouth laineux partent de l’ADN d’un éléphant d’Asie, puis utilisent CRISPR pour réintroduire les caractéristiques qui rendaient le mammouth unique, notamment les éléments de métabolisme qui lui permettaient de survivre dans la toundra subarctique (graisse, pelage…)

Cette pratique soulève d’une part la question de la désignation de ces espèces (qu’est-ce qu’une espèce éteinte? L’espèce éteinte recréée est-elle une ancienne espèce «libre de droits» ou une nouvelle espèce synthétique? Est-ce un animal avec les droits qui en découlent ou non?) et d’autre part la question du devenir psychique de l’animal ainsi créé.

Bien que le sujet soit toujours discuté, il y a une sorte de consensus qui tend à dire que l’extinction est la mort de tous les membres d’une espèce de plantes, d’animaux ou d’autres organismes. Une fois qu’une espèce est éteinte, elle sort du périmètre de protection actuel (non-brevetabilité) pour passer sous le régime du traitement des dépouilles (protégées, mais appropriables). La question éthique du statut des êtres créés à partir de ces dépouilles appropriables est encore peu considérée, mais elle doit être résolue avant que ces derniers ne surviennent dans nos écosystèmes.

On trouve aujourd’hui des pistes tendant à faire reconnaître ces nouvelles-anciennes espèces comme des animaux sauvages, donc protégés comme tels. Il n’y a cependant pas de consensus, ce qui peut laisser libre cours à toutes les initiatives commerciales, comme le statut «for profit» de l’expérience Colossal (visant à recréer un mammouth laineux) le démontre.

Pourtant, le vivant n’est pas un jouet dont on s’amuse. Les animaux – actuels ou recréés – ne sont pas (plus) des objets et on peut sincèrement se demander si faire ainsi revenir, dans un univers totalement artificiel, un ou plusieurs spécimens dont on ignore tout des comportements n’est pas à l’orée de la maltraitance.

En effet, l’extinction n’est pas seulement la perte de traits physiques, mais aussi de comportements: grégarité, rituels d’accouplement, techniques d’alimentation et de communication sont irrécupérables. Comment ces espèces apprendront-elles à se comporter comme leurs semblables si elles n’ont pas de modèle dont s’inspirer? Et au-delà de l’espèce, quelle sera la conséquence sur l’écosystème (et sa communauté équilibrée d’espèces) dans lequel une telle créature serait réintroduite?

Au nom d’une «raison supérieure»

Pourquoi l’humanité, espèce à part entière, souhaite-t-elle alors dé-éteindre? S’agit-il d’une posture de culpabilité tendant à prendre en considération des espèces que nous avons éliminées en leur rendant «justice écologique» au travers d’une recréation?

Si l’on va plus loin, cela reviendrait aussi à instaurer une hiérarchie des espèces où l’humain – bien sûr tout au sommet de celle-ci – s’arrogerait le droit de décider de celles qui auraient le droit de revenir, car étant nos victimes. Mais qu’en serait-il des autres? L’humanité, bien qu’elle soit effectivement responsable des extinctions actuelles, n’est ni à l’origine ni en cause lorsque l’on évoque toutes les extinctions massives qui ont déjà eu lieu. Pourquoi alors notre espèce souhaite-t-elle tout d’un coup faire renaître le passé et éventuellement s’amender?

S’agit-il de l’expression de notre profond égoïsme? De nombreuses études démontrent qu’il y a peu de place chez l’homme pour le désintéressement. L’observation des extinctions montre le danger qui nous guette. La désextinction serait alors le produit d’un bipède pensant n’ayant pas envie de subir le même sort que ses prédécesseurs, et prêt à toutes les ruptures éthiques pour faire mentir le cycle immuable de l’évolution. Une démarche en adéquation avec une espèce qui, pour son seul bénéfice, n’hésite pas à mettre en pratique des innovations transformationnelles sans se poser la question des impacts à terme de ces déploiements, ni sur ses cohabitants ni sur ses congénères.

Il est ainsi prégnant de constater que si l’éthique sert souvent de garde-fou à la créativité humaine sans la brider, elle est sur ce sujet cantonnée à des approches par disciplines (autrement dit en silos, par exemple en n’abordant que la problématique de l’éthique de la reproduction), mais peu considérée dans son ensemble. L’exigence de prudence n’apparaît ainsi pas dans les narratifs et il n’y a pas de cartographie générale de ce qu’impliquerait (en bien comme en mal) ce type de réintroduction. Au contraire, les projets invoquent toujours une «raison supérieure». Pour le mammouth 2.0, c’est la lutte contre la fonte du permafrost qui est mise en exergue.

Cette dernière narration part d’un postulat: l’humanité est incapable de lutter et ne luttera pas contre le changement climatique. Elle doit donc inventer des «mandataires» pour le faire à sa place, là où le risque est le plus sérieux, par exemple au niveau de la libération de gaz et bactéries liée à la fonte du permafrost. Le mammouth issu d’une manipulation CRISPR est un de ces substituts.

Son espèce d’origine a disparu non pas en raison d’une surexploitation humaine, mais parce que son habitat a drastiquement changé du fait – déjà – du réchauffement climatique. Cette situation a fait disparaître de la steppe arctique les astéracées dont il avait fait sa nourriture habituelle, au bénéfice des poacées qu’il goûtait moins (le mammouth, poète, aimait les fleurs). La disparition de l’herbivore nomade a fait qu’il n’y avait plus de déambulations suffisantes pour tasser le terrain, ce qui a accéléré la transformation de l’habitat en univers hostile pour ce dernier. Ces déambulations permettaient aussi de conserver la compacité des terres, élément fondamental pour que celles-ci continuent à emprisonner le permafrost. Partant de ce constat, l’éminent géophysicien spécialiste de la sphère arctique Seguei Zimov a entrepris de récréer un écosystème apte à accueillir de nouveaux grands herbivores pour qu’ils viennent tasser les sols.

Voilà la désextinction justifiée, et le bien-être animal assuré, puisque l’humain a recréé un environnement mammouth-compatible avant de le faire revenir. Mais est-ce vraiment un mammouth ou plutôt un éléphant résistant au froid? Cet environnement lui sera-t-il vraiment adapté?

On sait de plus que les émissions de méthanes par les herbivores participent au changement climatique. Faire revenir des émetteurs de grande taille pour un bénéfice incertain ne sera-t-il pas pire que le mal?

L’usage de la technologie CRISPR-Cas9 comme outil de désextinction soulève de nombreuses interrogations. Certes, réintroduire une espèce reconstituée serait avantageux pour la conservation, en permettant de restaurer une certaine diversité génétique ou des interactions écologiques. Elle pourrait également favoriser la conservation des espèces menacées: l’introduction de «traits disparus» dans des espèces qui luttent pour s’adapter à un environnement en mutation rapide pourrait les aider à survivre (et éviter leur propre extinction).

Il convient pourtant de ne pas être naïf. Devant ces nouvelles facilités écartant (ou reportant) des dangers immédiats bien réels d’extinction, que feront les dirigeants politiques, dont on voit le faible empressement à déployer les actions nécessaires pour faire face aux impératifs du changement climatique?

Caroline Gans Combe est économiste et professeure associée à OMNES Education, spécialiste de l’économétrie et de l’éthique.
Article paru sous le titre «Mammouths et CRISPR-Cas9: quelle éthique pour la résurrection d’espèces disparues?» (version originale augmentée de notes) dans The Conversation, https://theconversation.com/fr

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