Chroniques

Женевская область

L'Impoligraphe

Il faut lire le dernier numéro (avril) du magazine Public Eye, qui fait le point sur les relations de la Suisse, neutre, humanitaire, démocratique et occidentale, avec la Russie de Poutine, son pétrole, son gaz, son trésor de guerre et sa guerre d’Ukraine. Les relations russes de la Suisse, et tout particulièrement celles de son oblast occidental: Genève. Pas besoin de chars, d’avions, d’obusiers, de canons longue portée et d’orgues de Poutine pour le conquérir, celui-là: le pognon suffit. Admettons que cela ait au moins un avantage: la conquête ne présuppose pas la destruction de la ville.

Elle permet même son enrichissement: on est plus près de Medellín que de Marioupol. Et le pognon russe nourrit (mais jusques à quand?) en Suisse, à Genève, une palanquée d’avocats, de banquiers et de gérants de fortune, d’administrateurs, de fiscalistes, d’agents immobiliers, de notaires. Cette armée de conseillers avisés se soustrayant eux-mêmes aux rigueurs toutes relatives de la loi supposée réprimer le blanchiment d’argent (ou de pétrole) permet aux nababs russes d’utiliser en Suisse tous les moyens, «même légaux», pour camoufler leur fortune: prête-noms, sociétés-écrans, trusts, fondations, optimisation fiscale…

La Suisse est, depuis la fin de l’URSS et la présidence Eltsine, «le premier choix des Russes corrompus», affirme Alexeï Navalny, et sert depuis trente ans «de base arrière à plusieurs générations d’oligarques proches du Kremlin», ponctue Public Eye. Depuis 2014, elle est en tout cas le dixième pays investisseur en Russie (pour 17,6 milliards de dollars fin juin 2021, soit 3,1% des investissements étrangers en Russie) et la principale destination mondiale des Russes fortunés – ou en tout cas de leur fortune. Fin mars 2021, les investissements directs russes en Suisse s’élevaient à 22,6 milliards de dollars, soit 5% de l’ensemble des investissements extérieurs russes et 1,2% des investissements étrangers en Suisse. La Suisse, et Genève en particulier, sont un maillon essentiel de la chaîne du commerce russe d’exportation des matières premières, en particulier gaziers et pétroliers, dont les revenus assurent plus du tiers du budget russe.

Rosneft, élément essentiel du système économique poutinien (qui tient à la fois du capitalisme d’Etat et du capitalisme mafieux), a installé ses filiales à Genève en 2011 pour vendre du pétrole brut: ses revenus ont atteint 121 milliards de dollars en 2021. Et c’est elle qui alimente l’armée russe depuis l’annexion de la Crimée en 2014. La Suisse s’était alors engagée à ce que sa place financière ne soit pas utilisée par la Russie pour contourner les sanctions européennes, mais cette même année, les dépôts russes dans les banques suisses triplaient… En 2020, ils atteignaient le double de ceux de 2013, et l’Association suisse des banquiers elle-même les situe entre 150 et 200 milliards de francs…

La Suisse joue donc depuis longtemps un rôle de plaque tournante dans le dispositif russe, comme naguère dans ceux mis en place par l’Afrique du Sud ou l’Iran, pour contourner les sanctions internationales. Les négociants suisses ou russes installés en Suisse occupent les premières places dans le classement des acheteurs de pétrole russe – et ne sont pas à la traîne dans celui des négociants de céréales: la Suisse est la première place mondiale du négoce des matières premières agricoles; or la Russie détient 20% des parts du marché mondial de blé et l’Ukraine assure 15% des exportations mondiales de maïs, 10% de celles de blé, 50% de celles d’huile de tournesol. La guerre ayant paralysé les exportations, les prix explosent et, avec eux, les profits… et les risques de famine – mais pas chez nous, chez les pauvres d’ailleurs, loin, au Sud.

Revenons au pétrole (il faut toujours en revenir au pétrole, dans notre monde) et au gaz. La seule société Litasco, filiale de Lukoil (le premier producteur privé russe de pétrole), a levé depuis Genève 24,6 millions de barils et février et mars. Suivent les sociétés Vitol, Trafigura, Rosneft et Paramount, avec de 17,2 à 11,7 millions de barils en février et mars 2022. L’invasion russe de l’Ukraine a commencé en février, mais elle suit des années de conflit «à basse intensité» en Crimée et au Donbass. Le négoce des matières premières russes depuis la Suisse, particulièrement depuis Genève, finançait déjà ce conflit; il finance désormais aussi la guerre ouverte contre l’Ukraine. Et cela vaut pour le négoce des denrées agricoles comme pour celui des hydrocarbures  –mais la Suisse ne considère pas qu’elle viole sa neutralité tant qu’elle ne livre pas directement des armes à l’Ukraine. Et qu’elle ne la viole donc pas quand elle accueille sur son sol des entreprises filiales d’entreprises russes, qui financent l’effort militaire de la Russie – et donc l’invasion de l’Ukraine, que par ailleurs la Suisse condamne.

La République de Genève est le siège de la Croix-Rouge et des opérations humanitaires du CICR. Et l’oblast de Genève une base du commerce du pétrole russe. Et du gaz russe. Et des céréales russes et ukrainiennes. Et du financement de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Sur nos pièces de cent sous, il devient urgent de remplacer la figure du vacher.

Pascal Holenweg est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Женевская область: Région genevoise (Zhenevskaya oblast’).

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

Chronique liée

L'Impoligraphe

lundi 8 janvier 2018

Connexion