Agir pour la sauvegarde du cinéma
Quel était l’état de santé du cinéma en tant que branche économique et discipline artistique avant la pandémie? La question est complexe et multifactorielle. Les avis divergent donc quelque peu sur ce point. En dépit de certains discours alarmistes, il semblerait que le cinéma en salle, malgré l’arrivée des plateformes de streaming, n’était pas moribond en Europe et dans le monde au moment de l’avènement du Covid-19. L’épreuve constituée par la pandémie a été toutefois très violente. Il est à craindre qu’un certain nombre de salles aient fermé définitivement pour cause de faillite. Les professionnel·les de la branche – qu’ils soient liés aux grands circuits de distribution commerciaux ou dépendant d’un public plus restreint de cinéphiles – connaissent à n’en pas douter aujourd’hui des jours difficiles.
En Suisse, la situation n’est pas aisée non plus parce que le marché cinématographique national est très restreint. Il est divisé à la fois linguistiquement et culturellement. Les parts de l’activité économique générée par le cinéma sont réparties inégalement, avant tout entre les exploitants de salle, les distributeurs et les ayant droits. Les producteurs et les réalisateurs sont les parents pauvres de la branche.
A l’issue de longs mois de négociations, le secteur de la création audiovisuelle helvétique était soulagé de voir aboutir la loi sur le cinéma. En vertu de la décision du Conseil national du mois de septembre 2021, les plateformes de vidéos en ligne comme Netflix ou Disney+ s’engageaient à affecter à la branche 4% de leurs recettes générées en Suisse. Malheureusement, un référendum contre cette loi sur le cinéma lancé par les jeunes de droite (PLR, UDC, PVL) a abouti. Ces derniers prétendent que les consommateurs paieront de facto eux-mêmes par une augmentation du prix des abonnements. Or, comme le souligne notamment l’Association romande de la production audiovisuelle (AROPA), les opposants s’adonnent à la désinformation. La loi établit une obligation de réinvestissement dans la production locale des bénéfices générés en Suisse par les géants audiovisuels. Loin d’opérer une augmentation des abonnements, elle permettrait aux acteurs suisses de développer des projets plus ambitieux et diversifiés, plus compétitifs à l’international. Cinésuisse, la faîtière de la branche suisse du cinéma et de l’audiovisuel, se mobilise elle aussi massivement en faveur du «oui» le 15 mai prochain. Elle met en garde de son côté contre une attitude acritique et passive vis-à-vis des appétits commerciaux des géants américains.
Les professionnel·les de la branche cinématographique ont raison de se faire du souci et de se battre pour défendre leurs intérêts. Cependant, au-delà de ce cercle, c’est le public et la société tout entière qui doivent se mobiliser. Comme l’a relevé le critique et historien du cinéma Jean-Michel Frodon, définir les contours du cinéma de demain – tout comme ceux de la culture en général – est un enjeu crucial. Au même titre que les théâtres, les salles de concert ou d’exposition, les salles de cinéma créent des liens sociaux essentiels dans les petites villes, au sein des centres urbains de taille moyenne et dans les communes les moins bien reliées aux agglomérations. Tout comme la musique, le cinéma est un art populaire par excellence. Il permet de renouveler constamment nos formes d’expression, de pensée et de représentation. Il offre des occasions uniques de nous surprendre, nous amuser et nous émouvoir. Afin de contrer l’uniformisation des goûts et des opinions et face une vision purement comptable et mercantile du monde qui s’emploie à dominer les esprits, continuons à fréquenter les salles obscures et votons «oui» le 15 mai prochain à la loi sur le cinéma!
Emmanuel Deonna est journaliste et critique indépendant, également député au Grand Conseil genevois, PS.