Chroniques

Bourdieu et la paysannerie

Carnets paysans

On commémore les vingt ans du décès du sociologue Pierre Bourdieu. Quoi qu’il n’ait pas laissé dans ce domaine une œuvre réunie en un seul volume, la sociologie du monde rural a été constamment présente dans les travaux de Bourdieu. S’il n’existe pas de volume de synthèse, c’est peut-être que la sociologie rurale envisagée comme une discipline séparée lui semblait reproduire un principe de division de la société (rural/urbain) empêchant précisément de comprendre en profondeur la nature de la domination qui s’impose au monde paysan.

C’est cette thèse qu’il soutient, en 1977, dans un dossier de la revue Actes de la recherche en sciences sociales intitulé «La paysannerie, une classe objet»1>Texte en libre accès sous le portail Persée: www.bit.ly/3Ata2k9. Dans un article liminaire, Bourdieu rappelle d’abord longuement que toutes les fractions du monde social n’ont pas un accès identique à la possibilité d’imposer une définition d’elles-mêmes. Cette propriété est l’apanage des classes dominantes qui renforcent, par cet effet symbolique, leur domination.

Pour le sociologue, les paysans entretiennent des relations particulièrement complexes à leur propre identité individuelle et collective: «[ceux-ci], écrit-il, sans cesse affrontés à la domination inséparablement économique et symbolique de la bourgeoisie urbaine n’ont pas d’autre choix que de jouer, pour les citadins et aussi pour eux-mêmes, l’une ou l’autre des figures du paysan, celle du paysan respectueux qui fait dans le populisme populaire, parlant de sa terre, de sa maison et de ses bêtes avec des accents de rédaction d’école primaire, ou celle du paysan heideggerien qui pense écologiquement, qui sait prendre son temps et cultiver le silence et qui étonne les résidents secondaires par sa profonde sagesse […]».

Si l’on observe les campagnes récentes des initiatives contre l’usage des pesticides de synthèse, on constate que, pas loin d’un demi-siècle après la rédaction de ces lignes, les agricultrices et les agriculteurs sont toujours l’objet de débats dont les termes sont fixés par la bourgeoisie urbaine, débats dans lesquels les paysan·nes sont réduit·es à se positionner en tant qu’allié·es ou ennemi·es de cette dernière. La domination des villes sur les campagnes s’est renforcée en cinquante ans et les effets symboliques de cette domination se sont renforcés dans la même mesure.

Selon le mécanisme même décrit par Bourdieu dans son article, la bourgeoisie urbaine projette désormais sur la paysannerie, de manière contradictoire, la responsabilité du changement climatique et l’espoir d’une modification profonde du système de production agricole qui pourrait l’enrayer. Pour le dire avec les mots du sociologue, «simple prétexte à préjugés favorables ou défavorables, le paysan est l’objet d’attentes par définition contradictoires puisqu’il ne doit d’exister dans le discours qu’aux conflits qui se règlent à son propos.»

Les perspectives de recherche développées dans l’article de 1977 s’avèrent fécondes aujourd’hui encore et ce n’est pas un hasard si c’est aux éditions Raisons d’agir, fondées par le sociologue, qu’est paru un des ouvrages les plus intéressants dans ce domaine, intitulé L’embourgeoisement: une enquête chez les céréaliers (2018). L’auteur Gilles Laferté y examine les rapports qu’entretiennent les agriculteurs et agricultrices d’une zone de production céréalière avec leur mobilité sociale ascendante. A rebours d’une vision exclusivement misérabiliste colportée notamment par les syndicats agricoles dominants, Laferté montre que certaines fractions du monde paysan accèdent à une aisance matérielle et culturelle. Cela ne signifie nullement qu’elles cessent de subir la domination de la bourgeoisie urbaine, qui reste le modèle à atteindre et la mesure du succès.

La sociologie de Pierre Bourdieu invite à s’interroger lucidement sur les marges de manœuvre qui peuvent conduire à une transformation sociale et à identifier les obstacles à ces transformations. En l’espèce, les objectifs vertueux assignés aux agricultrices et aux agriculteurs par une bourgeoisie urbaine qui refuse parallèlement de mettre en cause son propre rôle dans la raréfaction des terres cultivables, et donc dans l’intensification des techniques de production, pourraient bien appartenir plutôt à la catégorie des obstacles qu’à celle des moyens de la transformation sociale.

Notes[+]

* Observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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