Agora

Une police politique?

«Dans l’ombre de Frontex se cache la haine de la démocratie», avance Marie-Claire Caloz-Tschopp. La philosophe voit la nécessité de refonder le modèle européen. L’abandon de Frontex par la Suisse pourrait être un moteur du changement.
Europe (2/2) 

Le lancement du référendum populaire sur Frontex permet de relancer en Suisse, aux côtés d’autres initiatives, le débat sur l’Europe (lire le premier volet ci-après). Le vote serré des Chambres fédérales sur l’augmentation du crédit destiné à Frontex a révélé un malaise. Les parlementaires se sont-ils souvenus des divergences lors de l’installation de la loi fédérale sur la police (1889), du refus d’une police fédérale de sécurité (1978), du scandale des fiches (1989: 900’000 personnes ou organisations fichées)? Un fantôme d’Etat policier chassé par la porte revient aujourd’hui par la fenêtre, mettant à mal la longue tradition helvétique de la souveraineté du peuple et de la puissance d’action.

Qu’est-ce que la démocratie et qui sont ses ennemis? La démocratie directe en Suisse comprend l’exercice de droits populaires, la possibilité de désobéir1>Caloz-Tschopp, «Changer de logiciel civique», Choisir, n° 694, 2020. au Conseil fédéral, de refuser une décision du parlement et même de proposer de nouvelles lois. Le système politique helvétique constitue un cas d’école, en matière d’expérience sur la durée, de la praxis populaire de la politique. Les travaux de Cornelius Castoriadis sur le «germe» démocratique2>Caloz-Tschopp, «Jamais l’âme ne pense sans fantasmes», desexil.com, 2021, (partie IV). (demos kratos, la puissance au peuple) ainsi que ceux de Hannah Arendt et de Simone Weil sur le pouvoir et la liberté politiques3>Caloz-Tschopp, «Liberté politique et déterminisme (…)», desexil.com, 2021, (partie IV)., qui posent une différenciation entre force et puissance, permettent de comprendre les enjeux de la distinction entre Police et Politique, et de saisir en quoi la démocratie n’est pas une force guerrière, mais la création de la justice par l’action libre et autonome. Refuser Frontex, qui nourrit le consentement à la violence d’Etat et le sentiment d’impuissance, implique de s’approprier la puissance d’agir4>Avec le «droit d’avoir des droits», distinction amenée par Arendt et Weil. par des contre-pouvoirs actifs et concertés.

Le dissensus (désaccord) fait avancer la praxis politique en renforçant la citoyenneté active ainsi que la conscience sociale des défis complexes et des dangers d’une violence imprévisible. La Suisse en a l’expérience en Europe, notamment sur les questions migratoires. L’hospitalité politique implique que des contre-pouvoirs résistent à la violence, sauvent le devoir de solidarité et d’accueil par le contrôle de l’application du droit d’asile et des droits fondamentaux. L’asile des peuples est une évidence5>Caloz-Tschopp, L’évidence du droit d’asile, Paris, L’Harmattan, 2016., un droit à la protection de la vie et de la liberté (art. 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme). L’asile, l’hospitalité politique, l’accueil et les droits fondamentaux sont des piliers des sociétés humaines qui font reculer la guerre.

Dans l’ombre de Frontex se cache la haine de la démocratie. Police ou Politique? demandait déjà Nicholas Busch, fondateur de l’ONG Fortress Europe, au moment du lancement du processus des accords de Schengen à Tampere (Finlande), en 1999. La reprise de cette distinction par Jacques Rancière6>Rancière J., La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005; La mésentente, Galilée, 1995. au moment du référendum en France sur la Constitution européenne, en 2005, a permis de mettre en avant la «démocratie d’en bas»: le peuple n’est ni ignorant ni immature; les conflits se vivent et se travaillent. Etienne Balibar7>Balibar E., Violence et Civilité, Galilée, 2010. enrichit la réflexion sur la violence «extrême» et la nécessité de mettre en place une politique de civilité aux frontières.

L’Europe est un défi complexe. Les politiques migratoires ne peuvent plus être confinées dans le dispositif Frontex, mais exigent d’être des piliers de la refondation démocratique d’une autre Europe. En concordance avec le référendum en cours, quelques pistes permettent de dégager des axes structurels concrets de sauvegarde et d’application des droits fondamentaux, telles que:

• la suspension du financement de Frontex et la création d’une Commission d’enquête indépendante sur l’engagement de la Suisse au sein de Frontex;

• la signature du Pacte mondial sur les migrations [qui pose un cadre non contraignant pour des migrations «sûres, ordonnées et régulières»] sans clause de réserve, en intégrant la spécificité de l’asile;

• l’abandon du dispositif Dublin et la réouverture du dossier Schengen en y intégrant le droit des exilés à se mouvoir8>Caloz-Tschopp, La liberté politique de se mouvoir, Kimé, 2019. et à se protéger, et les revendications liées aux droits d’asile, du climat, des femmes, etc.

Le débat pour une politique européenne «d’en bas» a été tronqué en 1980 par une approche ultralibérale, sécuritaire et autoritaire qui montre aujourd’hui ses limites. Peut-il reprendre sur de nouvelles bases en abandonnant Frontex? Un nouveau paradigme européen et des rapports internationaux s’impose.

Notes[+]

* Collège international de philosophie, projet Desexil de l’exil.

Opinions Agora Marie-Claire Caloz-Tschopp Europe (2/2) 

Autour de l'article

Connexion