Contrechamp

Les dessous d’une frénésie urbanistique

Mégapoles futuristes, villes «intelligentes»… Bien des mégaprojets annoncés à grand fracas par les Etats du Golfe restent sans voir le jour ou en voie d’inachèvement. Au-delà des effets de saturation et des capacités financières, le géographe Roman Stadnicki voit d’autres raisons à ces abandons: «Et si l’enjeu premier n’était finalement pas la réalisation?»
Les dessous d’une frénésie urbanistique
A Dubaï, durant le confinement sanitaire d’avril 2020, un taxi solitaire roule sur une autoroute d’ordinaire régulièrement saturée, avec le Burj Khalifa en toile de fond. KEYSTONE
Golfe Persique

L’Arabie saoudite a récemment lancé une série de grands projets, parmi lesquels NEOM, une mégaville nouvelle dans le golfe d’Aqaba [à l’est du Sinaï égyptien], qui fait couler beaucoup d’encre. Les médias du monde entier ont en effet commenté le clip promotionnel diffusé sur YouTube en égrainant les «innovations urbaines» portées par ce grand projet: neutralité carbone, intelligence artificielle, défis technologiques tels ces transports en commun souterrains censés permettre de parcourir 170 kilomètres en 20 minutes, etc. Pourtant, cette communication fonctionne sur des ressorts stratégiques usités dans les pays du Golfe et l’analyse de ces derniers permet de mettre en doute la faisabilité d’un tel projet et d’en révéler toutes les intentions, même cachées.

NEOM ne serait d’ailleurs pas le premier projet de cette ampleur à mourir dans l’œuf: City of Arabia, présentée au milieu des années 2000 comme le nouveau Dubaï, ne verra probablement jamais le jour aux Emirats arabes unis (EAU). Quant à Silk City1> Q. Müller, «A Silk City, la fronde des islamistes contre l’investissement chinois», L’Orient-Le Jour, 20.05.2019.
A. Bohineust, «Les Etats pétroliers ont besoin de diversifier leur économie», Le Figaro, 25.10.2018
, une ville nouvelle dont les plans figurent dans tous les documents d’aménagement koweïtiens, c’est une Arlésienne depuis plus de quinze ans… Et si l’enjeu premier n’était finalement pas la réalisation de ces mégaprojets, en tout cas pas tels qu’ils sont présentés par les organes de communication officiels?

Asseoir l’autorité des émirs

Guidés par des impératifs de diversification économique2>A. Bohineust, «Les Etats pétroliers ont besoin de diversifier leur économie», Le Figaro, 25.10.2018. post-hydrocarbures et de modernisation, dans des pays à l’urbanisation très récente, les monarques du Golfe ont multiplié les grands projets urbains pour asseoir leur autorité et se projeter dans le futur. Si cette stratégie politico-économique de développement puis de renouvellement urbain permanent s’est avérée un temps fructueuse dans la mesure où elle a fait des villes du Golfe des acteurs essentiels de la mondialisation économique, elle semble arriver aujourd’hui à saturation.

Les taux d’urbanisation, qui frôlent les 100% au Koweït et au Qatar, ont presque éliminé toute trace de vie bédouine et de culture agropastorale. Les villes se sont étalées sans limites physiques, créant des phénomènes de forte dépendance automobile, alors que l’articulation entre tous ces projets urbains, fonctionnant comme des enclaves autorégulées, soit des villes dans la ville, n’a pas été suffisamment pensée. Enfin, pris dans cette dynamique de surenchère urbanistique, à la fois pour tenter de demeurer à l’avant-garde mondiale et pour répondre aux exigences de la compétition qui s’exerce de plus en plus à l’échelle du Golfe dans le domaine de l’architecture, les gouvernements et les grandes entreprises immobilières vont parfois au-delà de leur capacité financière. C’est ce qui explique les nombreux abandons et inachèvements de projets urbains  de Koweït à Dubaï3>F. Gintrand, «Ces fabuleux projets d’urbanisme qui n’ont jamais vu le jour à Dubaï», Slate, 19.04.2018. depuis la fin des années 2000, même si d’autres ont vu le jour sur la même période.

Si malgré ces effets de saturation, les gouvernements du Golfe s’évertuent à promouvoir de nouveaux projets urbains, c’est aussi pour masquer certaines difficultés internes. Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane s’est ainsi lui-même placé au centre de la communication4>P. Isackson, «Mohammed bin Salman’s Neom: A case of giga-narcissism», Fair Observer, 31.03.2021. en faveur de NEOM à un moment où son action internationale, marquée par l’enlisement dans la guerre au Yémen, la crise diplomatique avec le Qatar sur fond de rivalité avec l’Iran et les soupçons de son implication dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi5> «Assassinat de Jamal Khashoggi: le prince héritier saoudien a ‘validé’ l’opération, selon les renseignements américains» (AFP), Le Monde, 26.02.2021., était de plus en plus contestée.

Bien avant en 1979, les Kuwait Towers, qui sont aujourd’hui l’emblème du Koweit, avaient été inaugurées pour tenter d’atténuer les effets6> F. Al-Nakib, «Kuwait Transformed: A History of Oil and Urban Life», Stanford, CA: Stanford University Press, 2016, bit.ly/3Gy4sPk à l’international de la double crise économique et parlementaire alors à l’œuvre dans le pays. De même, la plus haute tour du monde, Burj Khalifa, fut livrée en 2009 en même temps que le nouveau quartier Downtown Dubai où elle est située, en pleine crise financière mondiale qui avait particulièrement touché l’émirat de Dubaï, contraignant celui d’Abu Dhabi, lié par la fédération des EAU, à renflouer ses caisses7>C. Ayad, «Dubaï sauvé in extremis par le frère ennemi Abou Dhabi», Libération, 15.12.2009..

La frénésie en matière de projets urbains s’inscrit dans un contexte particulier qui est celui de la rencontre entre le néolibéralisme urbain et l’autoritarisme politique dans le Golfe. La conception de politiques territoriales autour de l’attractivité et de la compétitivité des métropoles ainsi que la financiarisation des opérations urbaines (NEOM doit être financée par un fonds souverain et administrée par une société privée cotée en bourse), qui sont deux caractéristiques fortes de la ville néolibérale8> G. Pinson, La ville néolibérale, PUF, 2020, bit.ly/3DJNuLY, apparaissent compatibles avec les intérêts politiques des dirigeants: cultiver des liens avec les milieux affairistes, limiter la participation des citoyens à la politique et contrôler les individus dans leurs déplacements et habitations.

Ainsi, la rénovation du centre-ville de Doha, au Qatar, lancée au début des années 2010 à grand renfort de communication axée sur le patrimoine9>M. Robert, «Le Qatar veut faire du centre de Doha la vitrine de sa modernité», Les Echos, 22.02.2012. (reconstitution d’un souk) et sur le développement durable (création d’un quartier «vert» et «intelligent»), c’est-à-dire en phase avec les idéologies territoriales dominantes, s’est faite au détriment de l’existant. Plusieurs centaines de petits immeubles ordinaires construits entre les années 1960 et 1990 ont été détruits et autant d’habitants, des immigrés pour la plupart, ont été déplacés10> L. Walker, «Report: Dozens of businesses in Doha’s old downtown face evictions», Doha News, 29.12.2014. en lointaine périphérie de l’agglomération. Pendant toute la durée des travaux, des images géantes d’un mode de vie urbain fantasmé par l’alliance de la «tradition» et de la «modernité» ont été soigneusement placardées pour invisibiliser la violence engendrée par cette entreprise de rénovation du centre-ville.

Ce moyen néolibéral-autoritariste de faire la ville n’est pas spécifique aux pays du Golfe mais il y semble parfois poussé à l’excès. Ainsi, si la diffusion d’annonces et d’images de nouveaux projets urbains ne faiblit pas malgré une conjoncture de plus en plus incertaine, c’est parce qu’elle suffit désormais à attirer des investisseurs étrangers tout autant qu’elle permet aux multinationales qui portent ces projets de conquérir des marchés extérieurs au Golfe – en Afrique et au Maghreb notamment.

Peu importe finalement si rien ne sort de terre ou si le produit livré est très loin des promesses de départ comme dans le cas de Masdar City11>S. Roger, «Au milieu du désert, le mirage de Masdar», Le Monde, 29.02.2016. à Abu Dhabi, qui s’apparente plus à un «vaisseau spatial dans le désert» qu’à l’écoquartier qu’elle ambitionnait être, car la machine financière et communicationnelle de l’urbanisme néolibéral est lancée sitôt les premières annonces faites. Cet «urbanisme fictionnel» semble aujourd’hui assumé dans certains pays du Golfe si l’on en juge par le pouvoir conféré aux producteurs de visuels dans la chaine de production urbaine. Il renvoie en outre à une économie bien réelle, celle de la publicité urbanistique, qui génère donc ses propres bénéfices, et implique désormais un spectre très large d’acteurs urbains.

Le règne écrasant des images

Au Koweït, les premières images de synthèse des clips promotionnels de Silk City ne sont pas le produit de cabinets d’architectes mais celui d’agences de publicité mandatées directement par le gouvernement pour promouvoir le projet de ville nouvelle. Les premiers appartements vendus dans le cadre du nouveau projet de quartier Tamdeen Square, en cours de construction en périphérie de Koweït City, l’ont été à partir d’une seule plaquette publicitaire, d’un nom (celui du promoteur) et d’un logo. Les premières images de Heritage Village, projet de quartier censé valoriser le patrimoine architectural koweïtien, ont été arrachées des palissades du chantier, puis remplacées par une autre série d’images encore plus «vendeuses» que les précédentes, alors que les travaux avaient pourtant cessé suite à un conflit entre le commanditaire et le maître d’œuvre.

Ces trois exemples koweïtiens révèlent le pouvoir de l’imagerie urbanistique tout comme la domination des publicitaires sur la scène urbaine, qui disposent de leurs propres foires et salons annuels en ville, s’imposent dans les entreprises de promotion immobilière et marginalisent le travail des urbanistes et des architectes. Ce net tournant publicitaire de l’urbanisme au Koweït et dans les pays voisins augmente le décalage entre ville projetée et ville vécue, de même qu’il sature totalement l’espace d’images de ville, lesquelles semblent prendre de plus en plus de liberté et de distance avec les projets qu’elles soutiennent.
L’urbanisme dans le Golfe est donc avant tout un urbanisme d’image. Cela n’est pas tout à fait nouveau car l’enjeu fut très tôt, dès les années 1960, de créer des villes-vitrines financées par l’exploitation des hydrocarbures mais incarnant le rayonnement en vue de l’après-pétrole. Ce qui est nouveau en revanche, c’est, à travers la puissance croissante des images et de celles et ceux qui les produisent,

l’accentuation d’un processus de virtualisation urbaine dans lequel la mise en scène d’ambiances et de modes de vie semble compter plus que les caractéristiques d’un projet.

Cela devrait inciter à ne pas prendre pour argent comptant les éléments de communication officiels des différents projets urbains promus par les pouvoirs en place et, a contrario, à porter plus franchement l’attention sur ce qu’ils révèlent des évolutions de la fabrique urbaine dans le contexte conjoint du néolibéralisme et de l’autoritarisme12> B. Marin, «La stratégie d’entrepreneuriat du prince saoudien Mohammed ben Salmane (…)», Forbes, 04.05.2021., ainsi qu’aux effets induits sur les acteurs urbains et les citadins ordinaires.

Notes[+]

Roman Stadnicki est maître de conférences en géographie, membre de l’Equipe Monde arabe et Méditerranée, chercheur associé au CEFREPA (Koweït), Université de Tours.

Article paru sous le titre «Sous les radars de NEOM: les non-dits des grands projets urbains dans le Golfe» dans The Conversation, theconversation.com/fr

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