Chroniques

Dialoguer, imaginer…

À livre ouvert

Au fil des années, les lectrices et lecteurs de David Graeber ont pris une habitude bien inhabituelle; celle de voir à chaque nouvelle parution leur regard sur la société se modifier de façon radicale. Peu importe le sujet traité, qu’il s’agisse par exemple de la dette, de la bureaucratie ou du travail, il n’est aucune certitude que l’anthropologue et anarchiste ne réussisse dans ses livres à déboulonner, ni d’ailleurs de discours ou de pratique qu’il ne sache revisiter ou irriguer.

En ce sens L’anarchie – pour ainsi dire, livre d’entretiens paru ce printemps1>David Graeber, L’anarchie – pour ainsi dire, conversations avec Mehdi Belhaj Kacem, Nika Dubrovsky et Assia Turquier-Zauberman, Diaphanes, mars 2021., est l’occasion de se retourner sur l’importance d’une œuvre aussi singulière et foisonnante que déroutante, et pour cela absolument essentielle.

Bien qu’il vienne de paraître en français, ce livre a déjà une histoire. Les éditions anglaises et allemandes sont sous presse lorsque le 2 septembre 2020 on apprend, abasourdi, le décès à Venise de David Graeber. Rien ne laissait imaginer que le travail commencé il y a près de deux décennies puisse s’arrêter si brutalement. Paraissant avec quelque retard, l’édition française est ainsi l’occasion d’ajouter à ce livre un «Avant-propos» éclairant. Eclairant mais surtout touchant. Tout d’abord parce que ce sont les étudiants de Graeber qui prennent la plume et que l’émotion est palpable. Ensuite parce qu’ils partagent avec nous leur propre expérience et qu’on perçoit mieux ce que dialoguer avec David peut signifier: «Il était imprévisible et spontané: lorsque vous vouliez une conversation, vous obteniez un cours; quand vous vouliez un cours, vous obteniez une conversation.» Enfin parce qu’ils nous rappellent que son absence les rend vulnérables, que le défaut de conversation leur est insupportable. Aussi décident-ils de faire de leur interlocuteur d’alors un ancêtre d’aujourd’hui. N’y voyez nul paradoxe puisque ce qui rend particulier le culte des ancêtres n’est autre que la volonté de ne jamais les laisser mourir. Autrement dit, et pour en revenir à David Graeber, «à ne jamais le laisser devenir un nom, (…) à l’utiliser toujours comme un verbe».

Plongeant dans ce livre, on comprend pourquoi. L’auteur y aborde immédiatement ce qui fait selon lui le cœur même de l’anarchisme: la pratique du dialogue. Oubliez tout ce que vous savez des idéologies et rappelez-vous que l’anarchisme porte très mal son suffixe en -isme. Ici tout s’organise autour d’un «certain principe dialogique», qu’il définit ainsi: «On prête une grande attention à prendre des décisions pragmatiques et coopératives avec des gens qui ont des visions du monde fondamentalement différentes, sans essayer de les convertir à un point de vue particulier» (mes italiques). Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de «communauté d’objectifs», bien au contraire.

Cette définition fera sûrement tiquer certain·es anarchistes dogmatiques – il en existe – mais l’important est ailleurs. Car en faisant du dialogue sa pierre angulaire, David Graeber nous rappelle que toute construction digne de ce nom – utopique ou non – est un moins un objet qu’un processus, et qu’en tant que tel il peut être le lieu d’où émergent des pensées «qu’aucun individu n’aurait pu avoir par lui-même». Imaginer un avenir différent passera par là.

Dialoguer, imaginer. La parenté entre ces deux verbes est plus intime qu’on ne le croit. A l’anarchiste vient ici répondre l’anthropologue. Un drôle d’anthropologue en vérité, pour qui le «vrai potentiel de l’anthropologie a toujours été de nous obliger à voir dans les humains beaucoup plus que ce que nous avions été encouragés à imaginer». David Graeber est d’autant plus conscient de l’urgence de repenser le passé qu’il sait qu’une imagination bridée, biaisée voire figée est plus égarante qu’émancipatrice.

Voilà pourquoi il défendit jusqu’à la fin l’idée selon laquelle il ne faut cesser de relire et de réécrire le passé. Non pas pour en gommer les aspérités ou en grossir les traits, mais afin de prendre à contrepied les histoires qui trop souvent ont été écrites «de manière à nous empêcher d’imaginer un avenir viable».

La parution récente du livre Au commencement était…2>David Graeber et David Wengrow, Au commencement était…: une nouvelle histoire de l’humanité, Editions LLL, nov. 2021., coécrit avec l’archéologue David Wengrow, en apportera sans aucun doute la preuve. Je m’en réjouis.

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Alexandre Chollier est géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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