Chroniques

Rationaliser les porcs (1/4)

Carnets paysans

Une promeneuse qui, dans le canton de Vaud, suivrait le cours de la Broye, partant de Moudon en direction de Lucens, se serait trouvée, à la hauteur du lieu-dit La Clergère, à peu près à mi-chemin de deux installations qui devaient emmener la Suisse vers la modernité.

A main gauche au pied d’une colline, la centrale nucléaire expérimentale de Lucens dont l’exploitation s’arrête brutalement le 21 janvier 1969 après la fusion partielle du cœur. Un des dix accidents les plus graves dans le nucléaire civil. A main droite, moins connue, au sommet de la colline opposée, près de Chesalles-sur-Moudon, une vaste halle de sélection de porcs. Supposons que notre promeneuse accomplisse sa balade en 1985, la halle de sélection était alors aussi désaffectée que la centrale nucléaire, donnant une idée de la brièveté de cette période pendant laquelle on croit pouvoir soumettre atomes et cochons à un projet généralisé d’intensification de la production.

Le site de sélection de Chesalles-sur-Moudon est la partie visible d’un vaste projet mené par la Migros, le projet Optiporc. Il ne reste pas beaucoup de traces de ce projet. Le grand hangar de Chesalles est aujourd’hui rasé. Les archives du géant orange ne sont pas très bavardes, d’autant moins, sans doute, que ledit géant essaie aujourd’hui de se faire passer pour une sorte de magasin paysan où l’on irait chercher son œuf directement sous la poule. Je proposerai pour les trois prochaines chroniques une petite archéologie de ce projet à travers les quelques éléments auxquels il est possible d’accéder.

Un premier document est un rapport à l’appui du projet destiné au conseil d’administration de la Migros (1967). Il «met l’accent sur les chiffres, éléments essentiels pour pouvoir se prononcer sur la valeur d’un tel projet». Les auteurs expliquent que «la consommation de viande de porc par habitant s’élevait à 10,3 kilos en 1945, à 20,4 kilos en 1955, pour atteindre 28 kilos en 1966, soit une augmentation moyenne de 8% durant les vingt dernières années». Migros ouvre alors ses propres abattoirs. Celui de Bazenheid (SG) doit ouvrir deux ans après la rédaction du rapport et permettra à la coopérative, avec le site de Courtepin (FR), d’abattre 200 000 porcs par an dans ses propres usines. Les auteurs du rapport se donnent pour objectif «de ravitailler ces centres avec une production homogène, de bonne qualité et à des prix avantageux.»

Les trente-cinq pages du rapport donnent le vertige. Sur l’intensification des cycles de reproduction par exemple: «Un verrat sera l’auteur d’environ 85 nichées par année, alors que la moyenne des verrats […] est de 10,8 nichées, d’où une amélioration de 800 %. […] Une truie pourra produire des porcelets tous les 160 jours ou 2,28 fois par année, alors que la moyenne suisse est de 186 jours, d’où une amélioration de 14 %.» Une telle production et la volonté d’une amélioration génétique du cheptel nécessitera, argumentent les auteurs du rapport, le soutien d’un «ordinateur électronique». C’est un IBM 1130 modèle 2C qui est choisi. Il doit être exploité «par 3 à 4 personnes, soit un programmeur avec formation de mathématicien, un programmeur opérateur, un perforateur, et éventuellement un aide opérateur.» IBM collabore à la rédaction du rapport en assurant le calcul du budget de démarrage du projet. C’est l’agriculture moderne!

Un bon exemple de l’hybris particulière de cette période de croissance économique débridée (de surchauffe, dit-on à l’époque) est l’absence de considération du rapport – pourtant détaillé – pour la question des déchets. En page 13, on peut lire un bref paragraphe selon lequel «il est prévu d’acheter 11 domaines de 20 à 25 hectares, afin de résoudre le problème de la mise en valeur du purin. L’achat et l’exploitation de ces domaines feront l’objet d’une étude complémentaire.» Si le rapport est disert sur les raffinements informatiques et l’intensification de la production, la question du purin, elle, est renvoyée à un rapport annexe. Rien, et surtout pas la question des déchets, ne doit entraver le progrès agricole. Le projet Optiporc a néanmoins connu quelques difficultés. C’est ce que nous verrons dans les prochaines chroniques.

Frédéric Deshusses est un observateur du monde agricole. Rendez-vous jeudi 4 novembre pour le 2e volet de la série.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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