Le même empire
Les Etats-Unis semblent connaître un tournant significatif. En effet, le plan de sauvetage de Joe Biden et son projet de loi sur les dépenses infrastructurelles marquent une césure indéniable avec le néolibéralisme des administrations précédentes.
Si les sociaux-démocrates keynésiens ne boudent pas leur plaisir devant ces décisions a priori favorables aux travailleurs, aux chômeurs et autres locataires, la gauche socialiste se montre plus circonspecte. L’action ambitionnée est temporaire et pourrait bien surtout favoriser la créance ou l’inflation. Par ailleurs, rien dans cette «nouvelle» politique ne vient troubler fondamentalement l’ordre capitaliste; il s’agit, au contraire, de sauver un système économique essoufflé.
Mais il est un autre terrain sur lequel l’Etranger entendra juger Biden: celui de la géopolitique.
Suivons, en cette matière, les observations et évaluations d’un politologue hétérodoxe, historien et également docteur en sciences économiques: l’Américain Michael Parenti, auteur – en 2015 (pour la traduction française) – du Visage de l’impérialisme.
Les spécialistes s’accordent à distinguer deux grandes interprétations de la notion d’impérialisme. Pour Hobson (John) ou Schumpeter, il s’agit d’une forme outrée de nationalisme, de la politique expansionniste d’un Etat dans le but d’en assujettir un autre politiquement. Kautsky, Hilferding, Luxembourg ou Lénine rattachent en revanche l’impérialisme à la logique interne du capitalisme, à sa lutte pour la conquête de marchés et de sphères d’investissement.
Avec les théoriciens du néo-impérialisme et de la dépendance, Parenti fait figure d’héritier du second courant.
L’interventionnisme américain ne s’explique pas, pour lui, par une logique de pure suprématie ni même par la volonté – pourtant largement affichée – de défendre les droits humains et la démocratie. De fait, l’Amérique n’a pas hésité à bafouer les souverainetés populaires, à s’attaquer à des dirigeants élus (ainsi Patrice Lumumba, Salvador Allende, Hugo Chávez) lorsque ceux-ci pratiquaient des politiques redistributives, étendaient leurs secteurs publics, lançaient des réformes agraires ou ambitionnaient un auto-développement.
Force est de constater que la puissance impériale a plutôt avantagé les autocrates de droite, les mouvements contre-révolutionnaires: le Chili de Pinochet, le Cuba de Batista, le Congo/Zaïre de Mobutu, le Nicaragua de Somoza, le Portugal de Salazar voire d’anciens nazis recyclés dans les agences de renseignement états-uniennes.
Quand elle s’en prend à des pouvoirs conservateurs – car la chose advient parfois! (on pense aux présidences de Mahmoud Ahmadinejad ou Saddam Hussein) –, c’est leur nationalisme économique qui en est cause.
Pour Parenti, l’impérialisme nomme ainsi «le processus par lequel les intérêts des investisseurs dominants dans un pays mettent à profit la puissance militaire et financière contre un autre pays afin d’exproprier la terre, le travail, le capital, les ressources naturelles, le commerce et les marchés de celui-ci». Sans occulter les variables de la sécurité nationale, des appartenances ethniques, des orientations religieuses ou de la psychologie des dirigeants, l’auteur du Visage de l’impérialisme fait des intérêts de classes et de l’accumulation du capital des déterminants cruciaux.
S’agissant des modes opératoires, l’impérialisme suit différents chemins. En Haïti par exemple, les Etats-Unis ont inondé le marché de productions agricoles à prix cassés (grâce à d’abondantes subventions gouvernementales), réduisant à la misère plusieurs millions d’agriculteurs locaux et abaissant gravement la capacité d’autosuffisance de l’île. Les bras ainsi désœuvrés ont été redirigés dans des usines d’assemblages contre de maigres salaires et le tour est joué: Haïti se trouve annexée à la division internationale du travail.
D’autres modalités peuvent servir le même dessein: mentionnons les politiques de prêts consentis ici et là par le gouvernement américain, la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international (organisations au sein desquelles l’influence de Washington est prépondérante). Plus généreux est le prêt, plus efficace s’avère le piège. Le débiteur insolvable voit son ardoise convertie en une mainmise sur ses prérogatives stratégiques; l’«assistance» s’accompagne de «programmes d’ajustement structurels» imposant souvent des allègements fiscaux sur les investissements étrangers et de larges privatisations dans les domaines agraires, de la santé, des transports ou de l’éducation.
Ironie de ce colonialisme économique, la pauvreté s’accroît tandis que les aides et les investissements augmentent: le sous-développement cèle, en fait, bien souvent une surexploitation sournoise.
Pour signifier cette politique «libre-échangiste» systématiquement favorable aux sociétés transnationales, aux intérêts commerciaux privés au détriment des producteurs, des services publics et de la souveraineté des pays du Sud, Parenti n’hésite pas à parler de «coup d’Etat mondial».
Cette veine impérialiste – plus que séculaire – changera-t-elle avec Biden? On peut en douter. Rappelons qu’aux côtés d’Obama, alors vice-président, il déploya de nouvelles forces d’opérations spéciales dans le monde, autorisa maints emprisonnements et autres exécutions sans procès, confirma l’établissement des prisons secrètes décidées par Bush fils, accorda l’immunité à des fonctionnaires coupables de crimes graves, etc.
Puisse «Sleepy Joe» se révéler un président simplement indifférent au monde! Avant l’impérialisme, rappelle Parenti, les civilisations extra-occidentales furent capables de prouesses en architecture, en horticulture, dans l’irrigation, l’hygiène publique, la médecine, dans l’artisanat et les arts.
Que la décolonisation advienne enfin!
Et non le même empire.
Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels
(mathieu.menghini@lamarmite.org).