Mesures fortes pour protéger le patrimoine
«L’Etat gère mal son patrimoine», titrait Le Courrier du 20 avril dernier. Ce sont les paroles de celui qui fut conseiller d’Etat, puis président de Patrimoine suisse Genève (PSGe), avant de s’occuper de la Fondation Praille-Acacias-Vernets, Robert Cramer. Pourtant, ce n’est pas faute de disposer d’un excellent outil législatif, à commencer par la LPMNS (Loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites) et la LCI (Loi sur les constructions et les installations diverses), plus que centenaires et périodiquement adaptées aux besoins contemporains.
Mais sur un territoire exigu, riche en patrimoine bâti et paysager, les politiques publiques s’entrechoquent de plus en plus souvent: celle de la préservation du patrimoine, même proclamée ici et là comme une priorité, est souvent la dernière roue du char. Attractivité des investissements dans l’immobilier (par exemple les dizaines de milliers de m2 de bureaux du projet «Vitrine de l’aéroport»); préservation de la zone agricole, d’où le slogan usé «construire la ville en ville» et densité extrême des nouveaux projets (par exemple la parcelle de l’ancienne caserne des Vernets, la démolition-reconstruction – plus haut que permis par dérogation – de l’ancienne usine Stern au sentier des Saules, élément important du patrimoine industriel de la Jonction, ou encore cette modification de la loi suggérée par les milieux immobiliers et votée par le Grand Conseil permettant de densifier chaque parcelle de la zone 5 (villas), avec le désastre urbain qui en découle); politique du logement justifiant cette densification; développement économique et croissance; politique de l’énergie; politique des transports publics (détruisant des voies de communication historiques pourtant répertoriées sur le plan fédéral comme étant à sauvegarder, ou entraînant l’abattage d’arbres précieux); etc. Dans ces politiques contradictoires, Robert Cramer lui-même, comme aujourd’hui Antonio Hodgers, s’est parfois perdu!
Les acteurs de la protection du patrimoine ont dès lors fort à faire: l’Office cantonal de la protection du patrimoine manque de personnel; il n’y a plus d’Ecole d’architecture à Genève enseignant la conservation et la restauration du patrimoine; les associations de sauvegarde – PSGe, APV, CEG, Sauvegarde Genève, Pro Natura, WWF, etc. – se démènent bénévolement et affrontent les tribunaux où les avocats des promoteurs, pléthoriques à Genève, règnent en maîtres. Parmi les contributions des associations, ne manquez pas la parution chez PSGe de l’excellent XIXe. Un siècle d’architecture à Genève (1814-1914), 500 pages illustrées en couleur de promenades en ville.
Connaître le patrimoine, le recenser, en tenir compte dans les plans d’extension, plans directeurs cantonaux et communaux, plans directeurs de quartier (PLQ) de moins en moins intelligents, parce que conçus parcelle par parcelle selon les intérêts financiers des propriétaires et promoteurs, relève de l’intelligence collective et d’une volonté. Beaucoup se sont réjouis de l’attribution du prix Pritzker 2021 à deux architectes français qui prônent de «garder le patrimoine et faire des économies» au lieu de la table rase à laquelle nous devons si souvent nous plier à Genève. Ces architectes du bien-être et du bon marché, d’espaces généreux, de budgets modestes et de techniques écologiques, de la réaffectation des bâtiments anciens, de la conversion d’usines et de bureaux en logements, nous font rêver.
Qu’attendent nos autorités pour se réveiller enfin et prendre les mesures qui permettent de soutenir résolument celles et ceux qui luttent courageusement contre des spéculateurs immobiliers ravageurs, et apparemment toute puissants, et pour la protection de notre précieux patrimoine bâti et paysager commun?
Erica Deuber Ziegler est historienne de l’art, ancienne députée au Grand Conseil, membre des associations Action patrimoine vivant et Patrimoine suisse Genève.