Chroniques

Cloches carillonnez, jouez hautbois!

A rebrousse-poil

Période grisâtre, comme un mois de novembre qui aurait duré un an, où se sont succédé les mornes confinements, les courtes lucarnes ensoleillées des retours vers la liberté, le brouillard des reconfinements où l’implacable virus revenait en force, puis l’espoir ténu de voir au loin poindre le bout du tunnel. L’anxiété devant un avenir plus qu’incertain, la crainte de voir disparaître des proches ou d’être frappé soi-même par la maladie, l’angoisse de perdre son emploi ou son outil de travail, la peur du lendemain. La solitude, la séparation, la raréfaction des contacts sociaux, l’impossibilité de faire des projets. Tout le monde a connu ça, tout le monde a fait le gros dos: le mal frappait partout, indistinctement, l’épreuve était partagée.

Appauvris, surchargés de travail, ou sur le point de tout perdre. Toutes et tous dans le même triste bateau.

Toutes et tous? Mais non!

Allons, balayons d’un revers de la main ce tableau trop noir d’une population mondiale accablée par un mal cruel, tournons le dos au pessimisme, regardons le beau côté des choses! «Il faut rire» disait avec raison il y a quelques années l’un des grands sages qui nous guident. Eh bien retrouvons le sourire, chantons, dansons! Alléluia, cloches carillonnez, jouez hautbois, résonnez musettes!

Car non, la pandémie n’est pas un désastre pour la totalité des humains! Elle peut même apporter du bonheur! Jugez plutôt:

D’après un rapport d’Oxfam, les dix personnes les plus riches du monde ont vu leur fortune totale augmenter de 540 milliards de dollars durant l’année 2020. C’est à dire que le commerce en ligne, l’industrie du médicament, celle des télécommunications ou de l’informatique ont généré des bénéfices inouïs qui ont abouti directement sur les comptes bancaires des modernes Picsou! Le reste de l’humanité était invité à se serrer la ceinture? Eh bien, c’est au moins le signe qu’on avait laissé à ces gens-là quelques pièces de vêtements! (Ah, ah, ah! Excusez cette saillie, je suis d’humeur mutine aujourd’hui!)

540 milliards de dollars de bénéfices supplémentaires, n’est-ce pas l’éclatante confirmation que le système fonctionne, efficace même en temps de crise? Et un tel pactole réparti entre une dizaine d’individus, n’est-ce pas la preuve irréfutable de l’immensité du génie de ces personnages? Ils planent à des années-lumière au-dessus de la glèbe? C’est légitime, c’est dû à leur valeur, à leur intelligence infiniment hors du commun!

Un tel montant dépasse l’entendement du pékin ordinaire: trop de zéros! On n’arrive pas à visualiser le nombre de billets de mille francs ou le volume de pièces de cent sous que cela représente: plusieurs piscines olympiques pleines de thunes, au bord desquelles on imagine, se prélassant, quelques éphèbes et jeunes filles au corps parfait? Qu’importe au fond. L’essentiel, l’admirable, ce n’est pas l’énormité de la somme, mais plutôt le fait qu’au milieu d’une tempête planétaire, certains êtres supérieurement doués – des mauvaises langues utiliseront le mot «malin» –conservent leur sang froid, tirent leur épingle du jeu et parviennent à soulager de quelque argent leurs trop naïfs semblables! Plus admirable encore, ces sommités commettent leur hold-up au grand jour, et sans faire naître au sein du bon peuple le plus petit mouvement d’indignation. Du grand art vraiment, chapeau!

Bon, il y a bien quelques grincheux qui relèveront l’amoralité de ces prédateurs, et regretteront le temps où de tels filous auraient été enduits de goudron et de plumes avant d’être jetés hors de la cité. Ce ne sont que des jaloux, des marginaux. L’immense majorité applaudit des deux mains ou se tait.

On connaissait les profiteurs de guerres, marchands d’armes, adeptes du marché noir, trafiquants de tous poils. Voici leurs pareils, exploitant la peur, l’aspiration à la santé, le besoin de fraternité. Ils pavoisent et se réjouissent à juste titre en comptant leurs dollars. Ils peuvent dormir tranquilles: leur éclatante réussite démontre que le règne de l’argent a encore de beaux jours devant lui.

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.

* Dernière parution: Manifeste 2020, ouvrage collectif aux Editions d’En Bas, 2021.

Opinions Chroniques Michel Bühler

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lundi 8 janvier 2018

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