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Stigmatiser, exclure, renforcer la domination

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Hasards du calendrier ou reflets d’un climat particulièrement nauséabond commun aux deux pays, la France et la Suisse sont actuellement le théâtre de nouvelles offensives visant à stigmatiser la population musulmane et à restreindre ses libertés. Que ce soit l’initiative «Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage» ou, en France, la loi «confortant le respect des principes de la République» adoptée par l’Assemblée nationale et la requête de la ministre de l’Education supérieure d’enquêter sur «l’islamo-gauchisme» dans la recherche, ces textes participent d’une même logique d’exclusion.

Il s’agit bien de considérer la population musulmane comme un groupe social spécifique qui ne partagerait pas les «valeurs» de «l’Occident» et donc représenterait une menace. L’exclusion est fondée, d’une part, sur une prétendue appartenance religieuse et, d’autre part, sur l’idée que certains principes seraient partagés par le reste de la population.

En fait, ces Etats ont toujours été source d’exclusion pour une partie des habitant·es. L’Etat fédéral helvétique peine à intégrer les catholiques et regarde avec méfiance l’Eglise de Rome pendant toute la deuxième partie du XIXe siècle. La IIIe République fondée en 1871 n’est guère plus clémente vis-à-vis de l’Eglise catholique et des congrégations religieuses, dont certaines sont supprimées à la même époque. Dans ces deux pays, la population juive est aussi considérée comme suspecte. En Suisse, elle n’obtient la liberté d’établissement qu’en 1866 et la liberté de culte en 1874. En France, l’affaire dite «Dreyfus» est l’occasion pour un antisémitisme latent de s’exprimer haut et fort au tournant du siècle. D’autres groupes sociaux, les femmes et les étrangers/ères, sont aussi exclus de la participation aux institutions politiques.

Depuis quelques décennies, des recherches déconstruisent la vision d’une neutralité des institutions publiques. Dès les années 1970, les critical legal studies et notamment les travaux de Catharine MacKinnon ont bien montré que l’Etat et le droit ne sont pas neutres et qu’ils reflètent un point de vue ontologiquement masculin dominant (ils regardent le monde avec les yeux des hommes blancs hétérosexuels). Cet ordre social, qui n’a rien de naturel, a pour conséquence de légitimer la domination d’un groupe sur les autres tout en rendant invisible la manière dont les institutions maintiennent et reproduisent ce pouvoir. Les discours sur la neutralité de la justice, par exemple, dissimulent en fait des relations de pouvoir que l’on retrouve dans les mécanismes de la procédure, comme l’administration de la preuve ou le poids de la réputation des parties dans la crédibilité accordée à leur parole. La coercition est ainsi légitimée et rendue neutre puisqu’elle n’apparaît plus comme la défense d’un groupe social dominant. La loi agit comme un miroir inversé en invalidant les discriminations de la société qui deviennent des non-discriminations au regard du droit.

C’est cette dynamique qui se poursuit aujourd’hui. Si la loi «confortant le respect des principes de la République» entre en vigueur, elle sera la source de nouvelles discriminations pour un groupe qu’elle a contribué à présenter comme une menace. Elle portera atteinte à la participation démocratique parce qu’elle vise notamment les associations qui jouent un rôle fondamental dans les débats publics en faisant entendre la voix des dominé·es. Elle permettra de les interdire, ce qui revient à bâillonner celles et ceux qui s’y organisent. Le fait que la recherche scientifique française soit la cible au même moment d’une remise en cause par la ministre de l’Education supérieure n’est pas anodin, puisque cela réduit la possibilité de tenir un discours critique sur le monde social et sur les conséquences des lois sur ce dernier.

En Suisse, les effets de l’initiative «Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage» se font déjà sentir. Le débat s’est insidieusement centré sur la question de la contrainte exercée sur les femmes musulmanes. Elles apparaissent ainsi comme un groupe à part sur lequel la domination masculine s’exercerait davantage, alors qu’à aucun moment les éléments sur lesquels est fondé ce constat n’ont été explicités. Les termes du débat sont posés et les interventions favorables ou défavorables à l’initiative ne font que répondre à la question: quelle alternative est plus coercitive pour les femmes musulmanes? Il n’est pas question de questionner l’hétérogénéité des situations des personnes qui peuvent s’identifier en tant que femmes musulmanes ou même de comparer cette diversité avec ce que vivent les autres femmes ou même avec d’autres individus.

Notre chroniqueuse est historienne.

Opinions Chroniques Alix Heiniger

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lundi 15 janvier 2018

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