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Béances de la parole

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«Me voici devant tous un homme plein de sens | Connaissant la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître (…) | Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait | (…) il y a tant de choses que je n’ose vous dire | Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire (…).» C’est dans un extrait de La Jolie rousse de Guillaume Apollinaire que Jean Hatzfeld – l’un des plus hauts représentants du reportage littéraire – déniche le beau titre de son dernier ouvrage: Là où tout se tait (2021) – un opus consacré aux Justes du Rwanda, à ces rares Hutus des collines de Nyamata à avoir refuser la folie génocidaire.

Comment convient-il d’entendre le vers d’Apollinaire qui balance entre timbre vocalique et allitération? La bonté ne s’éprouve-t-elle que dans le silence? N’a-t-elle pas de mot pour se dire? Quelle que soit l’interprétation, l’ambition d’Hatzfeld s’avère d’une délicatesse inouïe. Dénouant les cœurs, déliant les langues, multipliant et recoupant les témoignages, l’auteur sonde les secrets de la bonté.

Le décryptage des comportements héroïques révèle des «motivations complexes». Un organe semble jouer les premiers rôles: ainsi nous dit-on de l’Hutue Domitille Mahandago qu’elle «a écouté son cœur pour ne pas prendre sa part du sang»; l’infirmière et sage-femme Valérie Nyirarudodo, de la même ethnie, explique que Dieu lui «a donné un cœur compatissant au bon moment». D’un troisième Juste, Joseph Nsengiyomva, on précise qu’il «possédait un cœur gentil». Parfois même, les tournures de la grammaire font de la vertu le sujet véritable de l’action: «La pitié me prend» indique la cultivatrice Espérance Uwizeye. Dans le cas de l’ancien militaire Silas Ntamfurayishyari, est invoqué le bon exemple observé dans sa famille, sa socialisation primaire; dans ceux du cultivateur Isidore Mahandago («il voyait loin dans le passé») ou du bourgmestre François Karinganire («aujourd’hui, c’est vous, demain c’est nous»), c’est une aptitude mémorielle ou, symétriquement, projective qui semble fonder la sagesse. A ces ressorts psychologiques s’en ajoutent d’autres, que l’on pourrait tenir pour matérialistes: ainsi le fait d’avoir eu d’anciens bons patrons tutsis ou celui d’appartenir à un couple. Parmi les pages les plus émouvantes de Là où tout se tait figurent incontestablement celles qui disent les résistances de l’amour.

En creux de la démarche d’Hatzfeld, s’éprouve naturellement aussi la question du mal. Livre après livre, la quête par l’auteur des soubassements du génocide rwandais se trouble: s’agit-il bien d’un massacre essentiellement raciste? Une lecture classiste double incidemment l’interprétation ethnique. «(Les Hutus), affirme l’une des Justes entendues – elle-même Hutue –, ne pensaient qu’à accaparer. Ils montraient plus d’estime pour les possessions des morts que pour eux-mêmes. La gourmandise les a emportés. Ils auraient tué Dieu pour ajouter un sac de plus.» L’ethnie paraît, ici, une causalité bien relative.

Là où tout se tait informe également, à nouveau frais, la leçon cuisante du Troisième Reich: l’Aufklärung, l’héritage lustral des Dichter et Denker, en un mot, la culture ne préserve pas d’Auschwitz. De fait, à Nyamata, l’auteur repère nombre d’instituteurs, de professeurs parmi les bourreaux: «Pour celui qui a enseigné les humanités sa vie durant, ces gens sont un terrible mystère», lâche Jean-Baptiste Munyankore, lui-même enseignant tutsi.

Invité, le 2 février dernier, de la vénérable Société de lecture de Genève, Hatzfeld soulignait l’enjeu formel de ses ouvrages. Ce souci esthétique rapporté à un contenu aussi effroyable peut étonner. Revenant sur l’écriture de La Douleur (ouvrage dans lequel est notamment évoqué le retour des camps de son époux Robert Antelme), Marguerite Duras ne confessait-elle pas avoir éprouvé une forme de «honte de la littérature»? Force est de reconnaître que si le livre d’Hatzfeld possède une littérarité indiscutable, celle-ci demeure discrète – comme si le vrai ne pouvait advenir que de la forme, mais que l’éthique exigeait, de son côté, la pudeur. Comme si la littérarité nommait simplement une attention pénétrante et probe.

S’agissant d’une terre qui a largement été photographiée et filmée, le choix de l’écrit n’est pas neutre. Les mots et le récit semblent la condition de la pensée, de l’intellection. Ce medium laisse, par ailleurs, le visuel à quelque distance: ainsi des physionomies si décisives dans une appréhension racialisée des faits («Hutu. Ça se voyait»; «maigre comme un vieillard tutsi», etc.).

Là où tout se tait est, cependant, aussi un grand livre sur le silence – celui des bourreaux et celui, plus surprenant mais qu’Hatzfeld élucide très bien, des Justes. Silences honteux, prudents ou humbles. Silences devant l’humiliation, le détail des tueries, l’innommable. L’auteur avoue sa stupéfaction devant les nombreux trous-latrines à peine recouverts dans lesquels furent jetés les corps morts ou agonisants, sans qu’aucune inscription ne viennent aujourd’hui en rappeler l’usage, témoigner pour les victimes. Autant de cavités, de signes «physiques» matérialisant les déficiences de la conscience, les limites d’une compréhension historique et morale.

Devant la vertu sublime comme face au néant dantesque, les béances de la parole viennent rappeler qu’aux confins du langage, les actes succèdent aux mots. Pour le meilleur et le pire.

*Historien et praticien de l’agir et de l’action culturels, mathieu.menghini@lamarmite.org

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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