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Les managers et l’hôpital: une histoire récente

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La pandémie a révélé la situation problématique de nos infrastructures de santé. Depuis les années 1990, ces dernières ont été victimes de politiques d’austérité et de réformes qui révèlent aujourd’hui toute leur brutalité. L’excellente revue de presse «Détaché de presse» (disponible sur l’application Telegram) a justement rappelé à l’occasion du décès de Guy-Olivier Segond le rôle de l’ancien conseiller d’Etat dans la restructuration de l’Hôpital cantonal de Genève en 1992. Seule voix discordante dans un concert de nécrologies laudatives, Détaché de Presse indique que M. Segond a initié le programme Caducée, piloté par le syndicaliste Jean-Pierre Thorel, avec la collaboration du banquier Ivan Pictet, président de la Chambre de commerce, du régisseur Olivier Dumur, du directeur du Noga Hilton, Eric Kuhne, et celui de la Migros, Claude Hauser. La réforme devait réduire les hiérarchies et surtout permettre de faire des économies.

Ces messieurs préconisaient alors de rendre l’hôpital plus compétitif pour concurrencer les médecins de ville et les cliniques privées. Ils souhaitaient aussi sensibiliser les employé-e-s et le public aux coûts des «prestations» en introduisant une comptabilité analytique et en facturant chaque geste. La santé devenait un marché et les stratégies managériales entraient à l’hôpital par la grande porte. Les activités non rentables devaient diminuer, tout comme les coûts de production avec, à la clé, une baisse de la durée des séjours et du nombre de lits disponibles. Tout ceci était justifié par des politiques de diminution des dépenses de l’Etat, elles-mêmes imposées par les baisses des impôts accordées à une partie des contribuables. On s’éloignait alors de l’idée (qui nécessite une urgente réactualisation) que la fiscalité peut jouer un rôle de redistribution au sein de la population, afin de réduire les inégalités dans certains domaines, ou au moins d’assurer un minimum de droits sociaux même aux personnes les moins favorisées.

Le canton de Vaud vivait à peu près à la même époque la réforme Orchidée, similaire dans sa stratégie et ses objectifs, sous la houlette de Charles Kleiber, à qui on doit également la mise en œuvre de la réforme de Bologne dans les hautes écoles et les universités suisses une décennie plus tard, alors qu’il est devenu secrétaire d’Etat à la science et la recherche. Cette réforme de Bologne a engendré le système des hautes écoles spécialisées (HES), qui n’a pas formé suffisamment de professionnel-le-s de la santé pour répondre aux besoins actuels. On voit bien comment les logiques néolibérales conjuguées dans le domaine de la formation et de la santé ont abouti à la situation catastrophique que l’on connaît aujourd’hui avec un personnel soignant insuffisant, travaillant dans des conditions très difficiles et à bout de souffle.

Après 1992, la réforme se poursuit à l’échelle du pays. En 1993, le taux de vacance des lits des hôpitaux helvétiques est jugé trop élevé, ce qui conduit celui de Genève à fermer certaines unités. Le secrétaire général du Département genevois de l’action sociale et de la santé d’alors, un certain François Longchamp, s’en félicite. Dans le cadre des mesures d’assainissement des finances cantonales, il prévoit une diminution de 10% du personnel hospitalier dans les quatre années à venir. M. Longchamp commente alors: «Le prestige d’un hôpital ne dépend pas de son nombre de lits, contrairement à ce que semblent croire certains responsables hospitaliers.»1>Cité dans «Genève: 500 lits vides en moyenne», Journal de Genève, 22 novembre 1993, p. 13.

A l’époque, il était sans doute difficile de prévoir que, presque trente ans plus tard, le pays serait touché par une pandémie. Il reste néanmoins que la logique qui présidait à ces réformes ne pouvait que se révéler délétère. Premièrement, parce qu’elle visait à transformer en marchandise un service qui relève clairement du bien commun et qui ne devrait pas être soumis aux lois du marché. Deuxièmement, elle a provoqué une souffrance chez le personnel médical pris en étau entre l’éthique du travail propre à leur profession et la manière dont le fonctionnement de l’institution a évolué depuis plus de trente ans, avec une augmentation de la bureaucratie et un renforcement de la surveillance des individus.

De nombreux progrès sont intervenus après les grandes crises qui avaient souligné la nécessité d’améliorer les droits sociaux et la sécurité sociale. Aujourd’hui, le personnel soignant réclame davantage de moyens et de forces pour les hôpitaux… et les syndicats préparent une initiative populaire pour un «impôt Covid» qui ciblerait les plus fortuné-e-s. Une occasion de changer de perspective?

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Notre chroniqueuse est historienne.

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lundi 15 janvier 2018

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