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Une ambition

Carnets paysans

La litanie des méfaits de l’agro-industrie a sans doute quelque chose de lassant et s’il ne faut pas perdre de vue cet adversaire hégémonique, il faut parfois évoquer les ébauches des moyens qui nous permettraient d’atténuer sa domination.

Autour de la Confédération paysanne, des personnes issues de groupes variés réfléchissent depuis quelques années à l’idée d’une sécurité sociale alimentaire. Dans la veine des appels à renouer avec le programme du Conseil national de la résistance, des membres du Réseau salariat, un groupe proche de l’économiste Bernard Friot et d’Ingénieurs sans frontières (ISF) ont lancé l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation, c’est-à-dire d’un crédit mensuel inaliénable et uniformément distribué, destiné à la nourriture. Chacune et chacun d’entre nous disposerait d’une carte lui permettant d’effectuer des achats alimentaires pour un montant équivalent à la dépense mensuelle moyenne de sa région. Ce crédit est insaisissable et inutilisable pour un autre usage que l’alimentation.

Pour la France, on évoque la somme de 150 euros par mois. Il s’agit d’une sous-évaluation volontaire de la dépense moyenne des Françaises et des Français pour leur nourriture (235 euros par mois). Distribuer une telle aide reviendrait à une dépense publique de 120 milliards d’euros par an, soit la moitié du budget de l’assurance-maladie française, financée sur la base de cotisations, d’impôts ou d’un prélèvement mixte.

En plus de ce financement, il s’agirait de mettre en place un système de conventionnement des productrices et des producteurs ainsi que des filières de transformation et de distribution. Seules les entreprises conventionnées seraient accessibles avec le crédit de la sécurité sociale de l’alimentation. Les modalités de conventionnement répondraient à des règles de base uniques, mais seraient gérées localement par des caisses représentant: «environ 15 à 20 000 personnes par caisse, ce afin de rester au plus proche du contexte agricole et alimentaire local», précise le document de travail d’Ingénieurs sans frontières. Comme dans le cas de la santé, le caractère universel du système permet de sortir du modèle charitable qui prévaut aujourd’hui encore pour l’alimentation.

Surtout, cette idée de sécurité sociale alimentaire permet de toucher du doigt ce que pourrait être une planification de la production agricole favorable aux producteurs et productrices comme aux consommateurs et aux consommatrices. Aujourd’hui, les Etats consentent des dépenses très importantes pour la production agricole, mais cet argent profite essentiellement à l’agro-industrie, en favorisant la mécanisation de l’agriculture, la concentration des terres et la tendance baissière des prix à la production. Dans ce système, tout le monde est perdant sauf quelques-uns qui encaissent les profits. A l’inverse, le système de sécurité sociale de l’alimentation permettrait de produire «ce que les gens souhaitent manger en assurant qu’ils·et elles aient accès à cette production pour assurer le droit à l’alimentation. Cet objectif doit aussi être articulé avec le droit à un revenu juste pour les travailleurs-ses de l’alimentation: de la production jusqu’à la distribution, ainsi qu’à des conditions de travail qui leur convienne.»

Les propositions, déjà très détaillées, d’Ingénieurs sans frontières et du Réseau salariat dessinent un horizon évidemment désirable pour les politiques agricole et alimentaire. Elles doivent constituer une ambition pour le camp émancipateur. Mais la référence aux origines de la sécurité sociale française doit aussi nous alerter. D’abord, la sécurité sociale, très vertueuse dans son principe, a particulièrement mal résisté aux assauts du néolibéralisme des années 1980. Ensuite, elle a échoué à limiter une vision étroitement techniciste et productiviste de la médecine et du médicament. Si ces défauts sont justement pointés par les premières élaborations de la sécurité sociale de l’alimentation, les réponses apportées à ce jour ne sont pas encore complètement convaincantes.

Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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