Chroniques

La pédagogie critique existentielle

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Avec la pandémie de Covid, les questions existentielles liées à la maladie et à la mort se posent avec une acuité particulière. Comment l’école peut-elle aborder ces thématiques avec les élèves?

La condition humaine existentielle

Alors que la pandémie a posé avec une plus grande acuité la question de la maladie et de la mort dans nos existences, l’école s’est trouvée à devoir gérer la continuité pédagogique durant le confinement. Mais au-delà des questions techniques posées par l’enseignement à distance, elle s’est bien trouvée en peine pour aborder la question des thématiques existentielles que sont la maladie et la mort avec les élèves.

Pourtant, la philosophie existentialiste et la psychologie existentielle fournissent des bases de réflexion à ce sujet. Ainsi, pour ces courants de pensée, l’angoisse est au fondement de l’expérience humaine. Le psychothérapeute Irvin Yalom distingue quatre grandes problématiques existentielles: la mort, l’absence de sens de l’existence, la solitude existentielle et la liberté.

Le psychiatre existentialiste Viktor Frankl, dans son ouvrage sur son expérience concentrationnaire durant la Seconde Guerre mondiale, Découvrir un sens à sa vie, (Ed. de l’Homme, 2006) met en lumière l’importance d’être capable de donner un sens à son existence. Cela constitue pour lui un rempart face à la dépression nerveuse et aux épreuves de l’existence: chômage, accident, maladie, deuil… Il met à jour l’existence d’un type de névrose liée à l’absence de sens de l’existence qu’il appelle névrose «noogène».

A l’école, la philosophie avec les enfants peut être un moment privilégié pour aborder ces questions dans une société où bien souvent les adultes n’osent pas y réfléchir et les aborder, et préfèrent les oublier au fond des hôpitaux. On peut constater l’écart de l’attitude contemporaine avec celle par exemple des philosophes stoïciens de l’Antiquité, qui ne cessent dans leurs écrits de se préparer à la maladie et à la mort.

Dans nos sociétés contemporaines sécularisées, la philosophie existentialiste et la psychologie existentielle peuvent constituer des bases de réflexion pour aborder ces thématiques. Sans pour autant exclure une approche religieuse sur le sens de l’existence, elles ne l’impliquent pas nécessairement – il y a eu des philosophes existentialistes croyants comme Karl Jaspers ou athées comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

Angoisse existentielle et technocapitalisme

Nos sociétés de consommation néolibérales pensent pouvoir combler l’angoisse existentielle par la consommation et l’industrie du divertissement de masse. Cela nous dispenserait de penser à l’absence de sens de l’existence. Cette idée que l’on pourrait oublier l’angoisse de l’existence dans des activités frivoles est déjà décrite par Sénèque dans l’Antiquité, dans De la brièveté de la vie, ou Pascal, au XVIIe siècle, lorsque dans Les pensées, il aborde la question du divertissement.

Mais les sociétés libérales et utilitaristes ont encore poussé plus loin cette tendance en se sécularisant. La religion a perdu sa centralité, mais ni les sciences, ni la technique, ni le capitalisme ne sont en capacité de les remplacer pour combler la tendance de l’être humain à s’interroger sur le pourquoi du monde et de son existence.

Ainsi, une pédagogie critique existentielle n’attribue pas seulement l’angoisse existentielle à la condition humaine, mais également à l’organisation sociale. En effet, l’organisation capitaliste, caractérisée par la domination de la rationalité instrumentale et l’accumulation du profit pour le profit, accentue le sentiment d’absurdité de ­l’existence.

Pire encore, l’organisation sociale technocapitaliste impose aux personnes une orientation dépourvue de sens qu’elles n’ont pas le pouvoir de changer et auquel elles doivent se soumettre. Si la philosophie existentialiste athée a affirmé la responsabilité de l’être humain de donner un sens à sa vie, elle a fait abstraction de ce que Weber a décrit comme la cage d’acier du capitalisme qui enserre de plus en plus les existences humaines, au point de faire perdre au sujet toute possibilité d’orienter son existence par des choix personnels.

Ce sentiment d’absence de sens au sein du système capitaliste est par exemple rendu par le phénomène des bullshit jobs [«boulots à la con»] décrit dans un livre au titre éponyme (Ed. Les liens qui libèrent, 2018) par l’anthropologue David Greaber. Il s’agit d’emplois très bien payés au sein du système capitaliste, mais totalement dépourvus de sens, voir nocifs pour la société.

Pour un certain de nombre de personne, c’est un burn-out au travail et la solastalgie (ou éco-anxiété) qui viennent interroger l’absence de sens du «Capitalocène» (ère de la destruction de la nature liée au système capitaliste). On voit alors des personnes abandonner leurs profession et mode de vie pour se tourner vers des manières de vivre plus autonomes et soutenables.

Notre chroniqueuse est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

Chronique liée

Connexion