Chroniques

«La révolution dans la rue, au travail, à l’université, en politique, partout!»

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

Son départ aura été aussi discret que sa vie a été éclatante, tumultueuse, combative. Au cœur de l’été, alors que nous étions en train de nous plaindre de nos vacances si différentes de celles que nous avions imaginées, l’une des figures majeures du féminisme français a tiré sa révérence. Gisèle Halimi, née en 1927 dans le quartier populaire de la Goulette à Tunis, est décédée le 28 juillet dernier, au lendemain de son 93e anniversaire. Elle aura presque fait le siècle et l’aura marqué durablement.

Gisèle Halimi, c’est une figure populaire, comme il en existe peu au féminin. La défenseuse des faibles et des opprimé-e-s, celle qui a choisi les luttes anti-coloniale, anti-patriarcale et le soutien au peuple palestinien. Elle-même issue d’un milieu modeste, elle aura effectué un parcours de mobilité sociale impressionnant. Son engagement part de sa propre expérience de l’injustice: celle de n’être pas née garçon, dans un monde où les choix étaient très limités pour les filles. Dans une société qui envisageait pour elle le destin évident des filles de son milieu: un mariage non choisi. C’est ce refus de l’injustice qui lui aura tout au long de sa vie servi d’étendard.

Elle choisira de défendre les mouvements de libération nationale, de dénoncer les exactions commises en Algérie par l’armée française sur une militante du Front de libération nationale (FLN), de jeter à la face du monde l’aberration d’une justice où un violeur peut dénoncer sa victime parce que celle-ci souhaite avorter. Elle mettra en évidence l’iniquité d’un système qui ne garantit pas les mêmes règles selon qu’on est hétéro ou homosexuel-le, elle poursuivra ses combats à travers l’altermondialisme ou encore la défense du peuple palestinien. Il y a quelque chose de résolument contemporain – intersectionnel pourrait-on dire – dans cette façon d’embrasser les causes, sans les hiérarchiser entre elles, de se battre chaque fois que cela semble nécessaire.

Moderne également sa critique féministe de l’universalisme républicain, qu’elle réfute parce que construit sur une vision androcentrée du monde. Sa critique ne l’empêche cependant pas de s’inscrire dans l’héritage des Lumières. Et comme pour nombre de leaders de la décolonisation, ce mouvement n’était pas, pour elle, vecteur d’impérialisme et de domination coloniale, mais au contraire d’émancipation.1>Lire à ce propos M. Menghini, chronique, «Gauches et Lumières: réaliser ou déconstruire?», Le Courrier, 7 août 2020.

D’aucun-e-s diront d’elle qu’elle était une féministe institutionnelle, ayant choisi le droit et la politique pour faire entendre sa voix. Mais les luttes qu’elle a choisies dans les contextes où elle les a portées montrent sa radicalité et la force de ses engagements. Des engagements qu’elle n’a pas portés seule, mais qui venaient en écho à des luttes collectives. Les fonctions qu’elle a occupées ont offert une arène supplémentaire à la rue, mais en même temps la rue créait la pression pour que ses réquisitoires, ses amendements et ses projets de lois puissent passer la rampe de la misogynie, de l’homophobie et du racisme ambiants.

Comme de nombreuses féministes, elle a été jugée trop radicale. Pourtant, Annick Cojean dit d’elle qu’elle n’était pas outrancière, qu’on ne trouvait pas de propos haineux dans sa bouche ou sous sa plume, qu’elle était radicale dans ses prises de position, dans ses propos tranchés, et surtout qu’elle ne pratiquait pas la langue de bois. En fait, sa seule présence affirmée, le choix de ses luttes, les endroits où elle les a menées étaient à eux seuls une forme d’impertinence, d’irrévérence. Il en faudrait davantage, des féministes institutionnelles de cette trempe-là!

Gisèle Halimi, c’est aussi cette femme, qui n’arrivait pas – Académie française oblige – à féminiser son langage lorsqu’elle évoquait sa carrière. Ainsi, lors d’une soirée à Lausanne, devant une salle comble, elle s’est racontée au masculin: elle avait été «rapporteur», «député»… A une spectatrice surprise de ce qui apparaissait comme une contradiction, Gisèle Halimi répondit simplement que ces postes n’étaient reconnus que lorsqu’ils étaient déclinés au masculin. Le combat de la féminisation n’était visiblement pas le sien, mais ce soir-là elle nous montra la triste réalité d’une société, où pour faire la preuve de sa réussite professionnelle ou politique, il fallait encore choisir de disparaître derrière un universel pas neutre du tout.

Bien qu’elle soit de la génération de nos grands-mères, nous nous sentons un peu orphelines, tant elle a été une figure inspirante et ce jusqu’à ses dernières interviews, où elle invitait encore les jeunes femmes à se révolter, à agir. Alors, suivons sa vie d’engagements ininterrompus, assumons nous aussi nos contradictions, et poursuivons la lutte, appelons à cette révolution féministe qu’elle aurait tant aimé voir!

Notes[+]

Notre deux chroniqueuses sont investigatrices en études genre.

La citation en titre est tirée de A. Duyck, entretien de Gisèle Halimi avec Annick Cojean, Le Temps, 31 août 2020.

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