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Réparer le monde

Chroniques aventines

Devenu champ autonome parmi les pratiques sociales, affranchi de la tutelle de l’Eglise – parfois même de celle de l’Etat –, l’art est cependant menacé de passer sous la coupe du capital; aussi gagne-t-il à sonder et déterminer librement ses fonctions possibles. Compulsons les essais et articles de Francis Ponge (1899-1988) pour avancer en ce dessein – dessein bien incertain, voire sacrilège, pour les partisans de la gratuité, celles et ceux qui récusent la «réduction» possible de l’art à quelque fonctionnalité que ce soit. Gageons que la lecture de l’écrivain languedocien, de ses poétiques esquissées – en particulier de Braque ou l’art moderne comme événement et plaisir, du Murmure (condition et destin de l’artiste), du Monde muet est notre seule patrie et de Nioque de l’avant-printemps – nous ouvre à des perspectives insoupçonnées. La sémantique des fonctions irrigue cet œuvre.

Artiste rigoureux, laconique et pyrrhonien1>Relatif à Pyrrhon, philosophe grec fondateur de l’école sceptique, ndlr., laborieux comme Mallarmé (l’un de ses maîtres), soucieux d’objectivité plus que d’éloquence, un temps communiste, Ponge passe pour le poète des objets, «enragé d’expression» (Braque, 1947), doté d’une sensibilité remarquable au «fonctionnement du monde» (Le Murmure, 1950). La description de celui-ci – dans une langue expurgée des automatismes et autres procédés éculés – fait advenir les choses, le mystère à la parole et conjugue immédiatement ordres poétique et réflexif.

Point liminaire: la finalité de l’art n’a pas trait aux idées. Contrairement à ce que prétendent les philosophies et les religions, Le Murmure soutient en effet que l’homme n’est pas «un esprit (à convaincre)» ou «un cœur (à troubler)», mais «quelque chose de plus matériel et de plus opaque, de plus complexe, de plus dense, de mieux lié au monde et de plus lourd à déplacer (de plus difficile à mobiliser)». D’où deux premiers enjeux de l’œuvre d’art: éviter la spiritualité creuse et être cet objet «où se détruisent les idées». Usant d’un paradoxe stimulant, Ponge précise que l’artiste est antérieur et postérieur aux idées; il allume et éteint l’intelligence. L’œuvre ne signifiera point; elle fonctionnera. Plus sèchement encore, Ponge insiste et élargit sa thèse: «Seule (…) permet de vivre une insubordination résolue aux idées.»

Le plaisir trouvera-t-il davantage grâce aux yeux de notre homme? Il semble que oui. Son Braque pose que «les œuvres d’art doivent être d’abord pour me plaire, me divertir, m’exalter au besoin»; elles réjouiront l’être, le récréeront. Dans le bazar du monde, Ponge observe que si une part de l’Homme résiste aux «intérêts mercantiles», c’est cette part «farouche» que «préserve un goût profond du loisir» (Le Murmure). Plus loin, toutefois, Ponge défend une autre urgence: les œuvres doivent «avant tout me CHANGER. Et donc d’abord me tendre, contracter». L’artiste moderne en vient même à être rapproché du militant politique. «Les artistes (et les révolutionnaires) changent le monde (…) la nature, la société et l’homme lui-même (…). Ouvrant des rainures telles que le monde y pénètre après eux.» Paraphrasant l’ultime thèse de Marx au sujet de Feuerbach, Ponge écrit de l’artiste que «c’est quelqu’un qui n’explique pas du tout le monde, mais qui le change». Suivant une même inspiration idéologique, il suggère que l’humanité n’en est qu’à sa préhistoire; l’être pleinement hominisé est à venir. L’exégète Gérard Farasse écrit qu’il convient aux poètes d’«aider à le susciter».

Après la politique – et toujours semble-t-il à l’appui du changement –, l’art se voit rapproché d’un autre pan des actions humaines: celui de la science. Le poète est un «chercheur» s’appliquant à la «connaissance du réel». Contradiction avec le refus de l’explication? Non si l’on perçoit la vibration étymologique du mot «connaissance»: Ponge évoque de manière suggestive la «naissance au réel» que produit l’art. Quitte à nous étourdir, notre homme ajoute de nouvelles associations métaphoriques – brossant alors un portrait du poète en artisan: «Il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragment, comme il lui vient.» Nullement «mage», l’artiste est alors dépeint en «mécanicien» voire en «horloger». Cette dernière image, chargée, conjoint ordonnancement systémique et pulsations d’un rythme.

La réparation du monde relie par ailleurs subtilement la thématique du changement avec celle – a priori distincte – de la réconciliation (développée notamment dans Le Murmure): l’art «rav(it) et comble d’un coup l’homme entier, le trouble et le rass(oit) dans son milieu naturel, l’en affame et l’y nourr(it), et à proprement parler le recréée. (…) D’autant que, par son activité à le dominer, il risque de s’aliéner le monde, il doit à chaque instant, et voilà la fonction de l’artiste, par les œuvres de sa paresse se le réconcilier.» Dans Le monde muet est notre seule patrie (1952), ouvrant à une forme d’écologie poétique, Ponge parle d’aboucher l’Homme au cosmos: «Il suffit d’abaisser notre prétention à dominer la nature et d’élever notre prétention à en faire physiquement partie, pour que la réconciliation ait lieu.»

Ambassadeur, intercesseur du monde muet, l’artiste tient tête au cours injuste du monde, sans brandir de porte-voix, sans fracassantes dénonciations. Dans un murmure délicat, au plus près des êtres et des choses – suivant une posture toute d’attention et de clarté qui exclut l’oppression. Une posture où poétique, politique et éthique s’embrassent.

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Notre chroniqueur est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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