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Militantisme existentiel ou militantisme social?

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Le penseur anarchiste Murray Bookchin (1921-2006) connaît actuellement un regain d’intérêt. Il est entre autres l’auteur d’une brochure, traduite en français sous le titre Changer sa vie sans changer le monde. L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale (Agone, 2019). Dans ce texte, il oppose le militantisme existentiel au militantisme social. Pour autant, une telle opposition est-elle toujours valable?

Les dérives du militantisme existentiel

Dans sa brochure, Murray Bookchin fustige le militantisme existentiel. Une telle appellation peut englober aussi bien les milieux libres anarchistes au début du XXe siècle, la contre-culture hippie des années 1960, le souci de soi du philosophe Michel Foucault, que la simplicité volontaire des décroissants ou encore les expérimentations des milieux queers…

Que reproche Bookchin à ces formes de militantisme? Il considère qu’au lieu d’orienter l’action militante vers la transformation sociale, elles conduisent à un repli de l’individu sur soi et à une dépolitisation des enjeux du militantisme. En se souciant avant tout de se transformer soi, le sujet ne cherche plus à transformer la réalité sociale. Bookchin considère ainsi que le militantisme existentiel opère alors une déviation de la notion de liberté. Au lieu d’être imprégnée d’une dimension politique, qui suppose une certaine organisation socio-politique, la liberté devient intérieure, synonyme d’autonomie.

Une illustration de la thèse de Murray Bookchin

Parmi les exemples pouvant être cités pour illustrer la thèse de Bookchin, figure le cas de l’anarchiste individualiste Han Ryner, auteur d’un Petit Manuel individualiste (1903). Ryner, tout comme Foucault, est influencé dans sa conception de l’anarchisme par la philosophie antique. Pour lui, être un individualiste conséquent, c’est vivre uniquement en se soumettant à sa conscience personnelle. L’éthique de l’individualiste consiste dans l’effort d’une adéquation entre la conscience individuelle et les actions personnelles. Cette cohérence, c’est ce qu’il appelle la «vertu»: l’individualiste doit être capable de désobéir à un pouvoir, qu’il soit religieux ou politique, si ce pouvoir s’oppose à ses convictions personnelles.

Néanmoins, Ryner ne défend pas pour autant l’idée que l’individualiste doit s’engager dans la transformation sociale collective: «Le sage exerce-t-il une action sociale? Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les foules, et qu’on n’agit point sur les foules par la raison, mais par les passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes. L’action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s’abstient d’y prendre part.» Il ajoute: «Le sage n’est-il pas égoïste d’oublier le bonheur du peuple? Le sage sait que ces mots: ‘le bonheur du peuple’ n’ont aucun sens. Le bonheur est intérieur et individuel; on ne peut le produire qu’en soi-même.» On reconnaît ici l’idée que critique Bookchin; à savoir que la notion de liberté se trouve réduite à la liberté intérieure sans que cela implique une transformation sociale.

Les limites de la thèse de Bookchin

Dès lors, peut-on soutenir, comme le fait Bookchin, que toutes les formes de transformation existentielle conduisent à un repli de l’individu sur lui-même? Il y a au moins deux limites à une telle idée.

La première, c’est que l’on peut imaginer que le militantisme existentiel puisse avoir pour objectif l’engagement dans une transformation sociale. C’est l’idée que défend la féministe Gloria Anzaldúa à travers la notion d’«activisme spirituel». Selon la conception de cette auteure, les pratiques spirituelles individuelles devraient non pas viser le repli sur soi, mais développer la capacité du sujet à s’engager dans une action collective de transformation sociale. Le cas de Gandhi pourrait être une bonne illustration d’un tel militantisme spirituel. En effet, Gandhi lie ses expérimentations de pratiques spirituelles et les modes d’action collective non-violente qu’il met en œuvre. Pour lui, ces deux dimensions de son existence son liées, comme il l’illustre dans son Autobiographie ou mes expériences de vérité.

La deuxième idée c’est que l’action collective en elle-même peut constituer un processus de transformation existentielle. C’est la thèse de met en lumière la féministe matérialiste Danièle Kergoat au sujet de l’engagement des infirmières dans les coordinations. On trouve une illustration de ce type de trajectoire dans le film historique Pride de Matthew Warchus (2014). Sîan James, femme de mineur engagée dans la grève, découvre son pouvoir d’agir, reprend par la suite des études et devient députée. L’engagement social produit une transformation existentielle de l’individu.

A l’inverse, la déconnexion qu’effectue Bookchin entre aspiration existentielle individuelle et transformation sociale peut conduire à une conception du militantisme, qui était celle du marxisme autoritaire, basé sur le sacrifice des aspirations existentielles de l’individu au service du collectif.

Notre chroniqueuse est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

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