Chroniques

Le monde d’après?

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

A force de s’entendre dire qu’il fallait tirer parti de la situation qui nous était imposée, qu’il fallait profiter du (semi-)confinement pour revoir nos priorités, imaginer un autre possible, se réinventer, nous nous sommes laissé tenter. Après tout, ces deux mois n’ont-ils pas montré une nature prête à reprendre ses aises, pourquoi ne ferions-nous pas de même avec nos sociétés, nos vies? Le monde d’après, c’est aussi celui qui se réveille petit à petit et commémore un an de la grève féministe de 2019. Là encore, malgré des mobilisations décentralisées (mesures sanitaires obligent), une occasion d’imaginer d’autres modes de vie, de proposer une utopie féministe.

Alors, imaginons… un monde où on aurait quitté l’urgence, où on commencerait à décélérer: en matière de production, de consommation, de travail et d’activités. Un monde où la production de biens et de services serait là pour assurer le bien-être du plus grand nombre et non pas les bénéfices d’une minorité; où la logique des services publics reprendrait le dessus sur la logique du profit. Un monde où l’on consommerait en fonction de nos besoins et non pour accumuler, ni se rassurer ou encore paraître, où l’on pourrait davantage consommer local, régional, et retrouver le plaisir de savourer les fruits et légumes saisonniers…

Un monde où des métiers essentiels au bien-être de la population comme la santé, la prise en charge des personnes âgées et des enfants, les soins à la personne, le commerce de proximité, le nettoyage seraient socialement et économiquement revalorisés; où les inégalités de rémunération au sein de la population active, entre femmes et hommes en particulier, auraient disparu; où le travail de reproduction essentiel à la société dans son ensemble serait reconnu, valorisé. Un monde où l’on travaillerait moins et où l’on cesserait de courir après le temps pour pouvoir faire les courses, préparer les repas, nettoyer, laver, repasser; où on aurait le temps de jardiner, bricoler, rêver, ne rien faire…

Un monde où l’on aurait le temps de réinventer nos vies, nos relations, nos amitiés. Un monde où nos amours ne seraient pas contraintes par des modèles et des normes sociales étouffantes; où l’on pourrait être en couple ou non, aimer des femmes, des hommes, les deux, où l’amour pourrait se décliner à deux ou à plus si on le veut. Un monde où l’on aurait le temps de connaître les personnes du quartier, de partager nos expériences, un repas, un verre, le jardinage ou toute autre activité, où nous tisserions des liens avec des personnes de nationalités et de générations différentes. Un monde où les catégories auraient volé en éclats: femmes, hommes, noirs, blancs, où nous pourrions simplement être humain-e-s; où l’on ne serait plus réduit-e-s à des identités figées, mais où on réinventerait librement qui nous sommes sans limites.

Malheureusement, le monde d’après n’est pas très différent de celui d’avant. Au contraire, il semble juste faire montre d’une impatience plus forte, d’une brutalité momentanément ignorée car passée au second plan. Les violences au sein du couple et dans les familles ont probablement augmenté durant le confinement. Le semi-confinement n’a pas été synonyme de répartition égalitaire des tâches éducatives et de soin, au contraire. La charge mentale n’en a été que plus prononcée pour de nombreuses femmes. En outre, les mesures barrières pour contrer la propagation du virus ont poussé de nombreuses femmes issues de la migration et actives dans le secteur domestique dans une extrême précarité. Enfin, les discriminations racistes sont toujours aussi violentes comme l’a rappelé la mort de George Floyd.

Le monde d’après ressemble à s’y méprendre à celui d’avant, mais il s’arcboute sur le discours de l’urgence, de la crise économique inédite pour atteindre à nos libertés, pour nous museler, et faire taire nos revendications égalitaires, soudain devenues obsolètes tant le discours de la «reconstruction», du «redressement national» emplit l’espace. Une chose est sûre, pour ce monde d’après, nous ne voulons ni d’un retour à «l’anormal» ni d’un retour à la «norme mâle» pour citer des slogans de ce 14 juin 2020. Pour espérer une fois toucher du doigt l’utopie féministe, la mobilisation doit se poursuivre tous les 14 juin, mais aussi tous les jours de ce monde d’après.

Nos chroniqueuses sont investigatrices en études genre.

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