Le crime aux temps du corona
A l’aube d’un confinement mis en place dans une grande majorité des villes dans le monde, de nombreux commentateurs ont constaté une baisse de la violence organisée dans les centres urbains. Ces observations initiales ont hélas été rapidement relativisées; les structures criminelles se sont adaptées aux récentes reconfigurations socio-économiques liées à la pandémie et au confinement. Les villes d’Amérique latine, tristement reconnues pour enregistrer les plus hauts taux de criminalité dans le monde, illustrent ces nouvelles dynamiques, souvent contradictoires, où des groupes criminels agissent entre prospectives économiques et renforcement de leur capital social.
Durant le mois d’avril, une dizaine de jours après l’annonce du confinement en Colombie, un habitant de la Comuna 13 à Medellin est filmé sur Facebook montrant un sac de provisions et remerciant pour ce soutien La Agonia, l’un des trente gangs qui contrôlent cette zone marginale de la deuxième ville du pays. Ce post a entraîné bon nombre de commentaires, certains mettant en doute le réel esprit caritatif derrière cette initiative et demandant s’il était également prévu d’interrompre la collecte de la vacuna, littéralement traduite par le «vaccin», qui se réfère à la taxe d’extorsion frappant un grand nombre de commerces et d’entreprises du pays.
La Agonia a fait les grands titres de la presse locale, en février dernier, lorsque 47 de ses membres présumés ont été arrêtés après une série d’homicides qui a causé un climat de terreur dans cette commune, après un début d’année relativement calme. Dans cette zone périphérique, réputée pour son histoire de violence et toujours en proie à de graves problèmes de sécurité, des gangs locaux – communément nommés «combos» – exercent un important contrôle social et économique, impliquant extorsions et trafics illégaux, mais ils apportent également une forme de gouvernance par la résolution de conflits. L’exemple présenté ci-dessous démontre que les groupes armés en marge de la loi ont été très réactifs face à la crise du coronavirus, principalement dans les marges urbaines d’Amérique latine où les pouvoirs publics sont souvent considérés avec méfiance. La pandémie est un important révélateur des différentes dynamiques qui caractérisent ces groupes illégaux, d’autant plus dans certaines zones périphériques du Sud où le confinement est vu comme une impossibilité.
Entre «violence as usual» et soutien communautaire
Les autorités et les médias colombiens n’ont pas perdu de temps: après une semaine de confinement, ils annonçaient déjà une baisse drastique des homicides, des extorsions et des vols, tout en reconnaissant une hausse préoccupante de la violence domestique. La Direction de la sécurité citoyenne de la Police nationale affirmait, début avril, qu’entre le 22 et le 31 mars, certaines villes colombiennes avaient connu une baisse des homicides s’étalant entre 40 et 100% (avec par exemple une diminution de 94% à Medellin et 78,9% à Cali). Toutefois, au-delà de ces effets d’annonce, de nombreux leaders communautaires rappellent que depuis les accords de paix signés avec les FARC en 2016, leur sécurité n’a cessé de se détériorer et l’importante réorientation des forces de l’ordre vers l’application des mesures associées à la pandémie ne fait que renforcer leur vulnérabilité; ce contexte reportant de plus l’attention du public vers d’autres priorités. Comme le souligne Gladys Aristizábal, leader sociale basée dans la capitale, ceux-ci ont déjà vécu de nombreuses «quarantaines» avant la crise pandémique dues aux menaces des groupes criminels: «La simple différence aujourd’hui est que nous devons aussi protéger notre vie en nous lavant les mains chaque quinze ou vingt minutes.»1 Après neuf jours de confinement, au moins cinq leaders communautaires avaient déjà été assassinés en Colombie.
Si la pandémie et les mesures de confinement qui l’accompagnent favorisent le sentiment d’impunité des acteurs en marge de la loi, ce contexte limite également leur activité économique, en raison de la baisse significative des micro-trafics et des obstacles liés à l’extorsion d’une population qui voit ses propres revenus disparaître. Dans ce contexte de crise généralisée, les réponses des structures criminelles ont été variées et volatiles. Certains gangs ont multiplié les délits et accru la pression sur les habitants des quartiers qu’ils contrôlent, alors que d’autres en ont profité pour renforcer leur capital social par la conduite de tâches de contrôle et de soutien communautaire. Ce fut particulièrement le cas dans les favelas de Rio de Janeiro, ainsi que dans d’autres villes d’un pays dont l’actuel président, Jair Bolsonaro, s’enfonce chaque jour plus dans le déni, refusant toute mesure pour endiguer la pandémie. Si bien sûr certains gouverneurs ont pris le relais, le manque de réactivité des pouvoirs publics a entraîné dans ces marges urbaines un vide que des groupes illégaux en quête de légitimité se sont empressés de combler. Le 25 mars, le quotidien britannique The Guardian2 faisait état dans les favelas de Santa Marta, Cidade de Deus ou encore Rocinha, d’initiatives de groupes illégaux visant à prendre en main le contrôle social de la crise pandémique. Des structures comme le Comando Vermelho, un des plus anciens groupes criminels du pays, auraient assuré des tâches de gouvernance telles que la mise en place de couvre-feu et le contrôle de la distance sociale, mais aussi offert un soutien à la communauté en proposant du savon et des points d’eau.
D’autres médias ont également fait écho de telles pratiques au Mexique, particulièrement à Guadalajara où «El Chapo» Guzman, actuellement incarcéré dans une prison de haute-sécurité américaine, a pu faire parler de lui grâce à sa fille Alejandrina. Cette dernière a délivré des centaines de «chapodespensas», (littéralement les «garde-manger du Chapo») des colis contenant des produits de première nécessité, ostensiblement marqués par un logo stylisé de l’ex-baron de la drogue et agressivement promus sur les réseaux sociaux. D’autres cartels mexicains ont participé à des mesures pour contrer la pandémie, principalement en usant de violences et de menaces pour assurer un couvre-feu.
Dans le Triangle du Nord [Salvador, Honduras et Guatemala], les maras Salvatrucha et Barrio 18 ont également pris part à la gouvernance de la crise, principalement au Salvador et au Guatemala, menaçant les récalcitrants au confinement et suspendant dans certains cas les collectes des taxes d’extorsion. Dans le cas du Salvador, les agissements des groupes criminels pendant la crise ont conforté le président Nayib Bukele dans ses positions autoritaires. Dénonçant plus d’une cinquantaine d’homicides dus à des règlements de compte entre gangs durant un week-end d’avril, le président salvadorien a isolé et mélangé les membres de maras en conflit dans les mêmes cellules. L’objectif était de bloquer toutes formes de communication afin de stopper des mécanismes de gouvernance criminelle initiés depuis les prisons. La diffusion de photos montrant les prisonniers entassés et à moitiés nus, dans la prison de Izalco, a poussé Amnesty international et de nombreuses ONG à dénoncer des conditions «déshumanisantes et humiliantes».
«Robins des bidonvilles»
De Pancho Villa à Joaquín Guzmán en passant par Pablo Escobar, différentes figures ont marqué les Amériques, usant d’une forme de populisme pour asseoir leur capital social, particulièrement à l’égard des populations les plus désœuvrées. L’ancien patron du Cartel de Medellin, Pablo Escobar, fut certainement le plus fin à ce jeu, se présentant comme un Robin des bois dans certains quartiers populaires de la deuxième ville de Colombie. Aujourd’hui, de nombreux mythes urbains circulent encore sur ces pseudo-actions caritatives. Prenant prétexte qu’«El Patron» avait effectivement contribué à l’éclairage d’un stade, certains n’hésitent pas à attribuer à Escobar une grande part de la construction des terrains de football de la périphérie. Et le secteur touristique en plein développement avant la crise contribue significativement au développement des légendes urbaines associées au narco-populisme colombien.
Dans le contexte de la pandémie, il semble qu’un certain nombre de structures criminelles en Amérique latine ont fait leur cet adage souvent attribué à Winston Churchill: «Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise.» A grand renfort de propagande sur les médias sociaux, largement relayée par les médias internationaux, de nombreux gangs se sont présentés comme des Robin des Bois face au coronavirus, imposant de bonnes pratiques et apportant un soutien à la communauté. Dans ce contexte, il importe de relativiser l’importance des actions caritatives de ces groupes criminels, qui ne représentent que des exceptions face au statut quo basé sur le «violence as usual» généralement de mise. De nombreux médias contribuent à glamouriser et romantiser le monde criminel en Amérique latine, insistant sur leur rôle de soutien à la communauté et les présentant comme des substituts importants au manque d’implication des pouvoirs publics. Ce faisant, ils tendent à obscurcir le fait que la grande majorité des actions réalisées pour soutenir ces communautés le sont en fait par des habitants ou des associations qui ne sont pas impliqués dans des activités criminelles.
Cette vision tend également à omettre le fait que bien souvent les membres des gangs font également partie de la communauté et sont souvent intimement liés à ses autres membres, que ce soit en termes de parenté, amitiés, relations de quartier datant de longues années, et ce principalement dans des zones urbaines souvent isolées du reste de la ville depuis des décennies. Une vision binaire, présentant ces groupes en marge de la loi, et de ce qui est généralement considéré comme la «communauté», comme des groupes distincts et opposés, masque certains mécanismes expliquant l’implication d’acteurs criminels dans le soutien social des quartiers populaires.
Observer les conséquences de la crise pandémique sur la violence urbaine en Amérique latine amène également à relativiser des observations hâtives sur les effets bénéfiques qu’aurait le confinement dans ce contexte. Il est certes de bon augure de déceler dans cette situation extraordinaire des leviers pour partager un futur plus égalitaire, plus écologique et moins violent. Toujours est-il que, comme sur le plan écologique où il faudra beaucoup plus d’actions concrètes pour baisser le taux de CO2 mondial, les problématiques structurelles qui conditionnent les taux élevés de violence dans les villes d’Amérique latine, conséquences de décennies de néolibéralisme et de néocolonialisme, demanderont un peu plus que deux mois de confinement pour y remédier. Les divers mécanismes associés aux acteurs du monde criminel dans la crise sanitaire – entre soutien communautaire et le statu quo basé sur le «violence as usual» – sont tributaires des différents contextes culturels et historiques qui façonnent les quartiers populaires de villes comme Medellin, Rio de Janeiro ou San Salvador. Au-delà du taux d’homicide, qui ne peut être considéré comme seul marqueur de la violence, il importe aussi d’observer l’évolution d’autres types de violences, celles liées à la sphère domestique, à la cybercriminalité, ou encore aux conditions de vie déplorable dans les prisons, que la crise pandémique n’a certainement pas contribué à diminuer.
Anthropologue de l’Université de Genève travaillant sur la violence urbaine en Colombie.
1 Caracol Noticias, 2 avril 2020.
2 Brazil gangs impose strict curfews to slow coronavirus spread, The Guardian, 25 mars 2020.