Chroniques

Survivre à l’extrême (2/2)

L'actualité au prisme de la philosophie

Notre précédente chronique portait sur deux exemples de survie dans des conditions extrêmes, en s’intéressant aux expériences de détention vécues respectivement par James Bond Stockdale et Victor Frankl. Mais, comme s’interroge Jean-Michel Chaumont, faut-il survivre à tout prix? (du titre de son ouvrage paru en 2017 aux éditions La Découverte).

Duch ou la désempathie stoïcienne

James Bond Stockdale, tel que nous l’avons précédemment évoqué, s’était appuyé sur la philosophie stoïcienne pour parvenir à survivre durant son expérience dans un camp de prisonniers vietnamien. Partant, il est troublant de constater que Françoise Sironi, chargée de l’expertise psychologique de Duch au cours de son procès à Phnom Penh, met en avant dans Comment devient-on tortionnaire? (2017, La Découverte) que c’est également la philosophie stoïcienne – ou du moins l’idée qu’il s’en faisait – qui a été utilisée par Duch pour agir en criminel de masse.

Directeur du centre de tortures S21 à Phnom Penh, au Cambodge, de 1975 à 1979, dans lequel périrent quelque 16 000 personnes victimes du régime khmer rouge, Duch a été jugé et condamné pour crimes contre l’humanité. Françoise Sironi s’interroge dans son ouvrage: comment un enseignant de mathématiques, dévoué à son travail et à ses élèves, a-t-il pu devenir l’un des pires criminels de guerre du XXe siècle? Elle souligne la place tout à fait particulière que Duch a donné à la pensée stoïcienne, ou du moins à la forme qu’il en avait retenu à travers le poème d’Alfred de Vigny La mort du loup que lui avaient enseigné ses anciens professeurs français qu’il idéalisait tant pour leur culture.

Dans les moments où il recevait l’ordre de réaliser les pires atrocités, Duch se récitait des vers d’Alfred de Vigny: «Pleurer, gémir, souffrir est également lâche. Accomplissez votre noble tâche.» Sironi ajoute: «Ces modes de fonctionnement psychologique que sont la désempathie et l’absence de capacité à penser par soi-même sont une caractéristique commune des auteurs de crimes contre l’humanité.»

Ce qui est troublant, c’est que c’est la même capacité à modifier son jugement sur la réalité et à résister à ses sentiments qui constitue le mécanisme ayant permis à Stockdale de survivre dans un camp de prisonniers et à Duch de diriger, entre autres, le camp de l’horreur S21.1>Voir le documentaire du réalisateur franco-cambodgien Rithy Pan (2003), S21, la machine de mort khmère rouge.

Qu’est-ce qui distingue les bourreaux des résistants?

Dans son livre Aurais-je été résistant ou bourreau? (Editions de Minuit, 2013), Pierre Bayard s’interroge sur ce qui conduit à ce que l’on devienne l’une ou l’autre de ces deux personnalités. Y a-t-il une différence fondamentale entre les mécanismes psychiques qui font que l’on peut devenir un bourreau doté d’une absence totale d’empathie et ceux qui permettent à une victime de résister à la plus extrême déshumanisation? Ou bien est-ce que ce sont simplement les circonstances qui amènent des «hommes ordinaires» à devenir l’un plutôt que l’autre?

A la lecture de l’analyse de Françoise Sironi relative à la trajectoire de Duch, on ne peut qu’être frappé par deux caractéristiques dans le comportement de l’ancien tortionnaire.

La première, c’est la peur de la mort. Duch est prêt à se soumettre à tous les ordres parce qu’il a peur de mourir. Ici on revient à l’interrogation fondamentale de Jean-Michel Chaumont: la recherche de la survie à tout prix doit-elle être la finalité qui oriente une existence ou y a-t-il des valeurs supérieures à la vie d’un individu? Dans son livre Découvrir un sens à sa vie, Victor Frankl est persuadé, à l’issue de son expérience des camps, que l’être humain peut être libre et responsable parce que l’auteur a assisté à des scènes où des individus ont fait des choix qui allaient à l’encontre de l’instinct animal de survie. Des scènes où des personnes se sont mises en danger pour en aider d’autres. C’est quelque chose que Duch n’a jamais pu faire. Il se souvient pourtant d’un autre responsable khmer rouge qui a sauvé des enfants de la folie meurtrière des camps de prisonniers; il dit avoir honte de son comportement, de n’être jamais parvenu à faire cela.

La deuxième dimension qui apparaît dans le parcours de Duch expertisé par Sironi, c’est sa docilité: «Duch nous a dit, précédemment, que ses fonctions lui ont été attribuées du fait de sa docilité.» Duch a été un élève apprécié en cela par ses instituteurs. Mais ce qui souvent peu sembler une qualité à l’école et dans le monde de l’entreprise s’est transformé, dans une situation génocidaire, en une caractéristique funeste.

Eduquer après S21

Le philosophe Theodor W. Adorno avait écrit un texte intitulé «Eduquer après Auschwitz» (1966). Il avait également coordonné une étude sur la personnalité autoritaire.2>Adorno, T. W. et al. (1950). The authoritarian personality. New York: Harper and Row. Or que nous apprend la trajectoire de Duch? Comment éduquer après S21? Cette question se pose d’une manière d’autant plus troublante que Duch a été un bon élève, puis un professeur particulièrement apprécié de ses élèves, n’ayant jamais recours aux châtiments. Saisissant paradoxe!

A la lumière de la trajectoire de Duch, il semble qu’une des pistes réside dans le type de rapport à l’autorité que les enseignants sont conduits à construire: la manière dont ils ou elles valorisent ou non la docilité ou au contraire l’esprit critique.

Notes[+]

Notre chroniqueuse est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

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vendredi 13 mars 2020 Irène Pereira
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