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Immobilisme progressiste

Carnets paysans

Plouf. C’est le bruit qu’a fait la publication du récent message du Conseil fédéral sur la politique agricole 2022, tant il semble difficile de se positionner sur ce fatras législatif sans vision d’avenir. Intitulé PA22+, ce message consiste en une série de mesures qui devront encore être examinées par le parlement. Derrière la langue de bois managériale, on peut cependant lire une volonté constante de poursuivre la libéralisation du secteur, c’est-à-dire de s’enfoncer toujours plus loin dans l’impasse productiviste et financière.

Les mesures phares du message constituent un contre-projet indirect aux deux initiatives sur les produits phytosanitaires soumises au corps électoral en mai, sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir ici. Le Conseil fédéral propose un plan de réduction assez médiocre de l’usage des produits de synthèse, étalé sur trente ans. C’est le maigre hochet que le conseiller fédéral Parmelin et son directeur de l’Office fédéral de l’agriculture, Christian Hofer – ancien directeur des ventes d’une boîte d’équipement agricole –, ont agité en direction de la société civile, lors de leur conférence de presse. Une mesurette que l’Union suisse des paysans s’est empressée de juger excessive…1>cf. Agri, 14 février 2020.

Parmi les mesures qui bénéficient de moins de publicité, figure une modification du droit foncier rural qui mérite qu’on s’y arrête. Le Conseil fédéral prévoit de supprimer la «charge maximale». Il ne s’agit pas de libéraliser le poids des caisses de patates, mais de supprimer la – bien faible – régulation administrative de l’endettement des paysans. Aujourd’hui, au-delà d’un certain degré d’endettement, une banque doit solliciter une autorisation administrative pour octroyer un crédit hypothécaire à une paysanne ou à un paysan. Ce degré, appelé charge maximale, est déterminé par le revenu qu’il est possible de tirer d’une ferme, en fonction «des usages du pays». Bien sûr, certaines productions permettent de tirer des revenus plus importants que ce seuil moyen fixé pour l’ensemble de la Suisse. D’où la possibilité, en vigueur actuellement, pour les administrations cantonales d’octroyer des dérogations.

Mais le Conseil fédéral veut aller plus loin et supprimer cette possibilité. C’est le banquier qui décidera seul si le rendement futur d’une ferme est suffisant pour octroyer un crédit hypothécaire au-delà de la «charge maximale». Le gouvernement espère ainsi accroître «la marge de manœuvre entrepreneuriale»… des banquiers, cela va sans dire.2>Cf. Message PA22+, p. 155.

L’endettement des fermes suisses est le plus élevé d’Europe. La part du capital emprunté ne cesse d’augmenter, pour atteindre, aujourd’hui, près de 50% de la valeur des actifs. Des mesures législatives – notamment des prêts publics à taux zéro – permettent de limiter la charge des intérêts, rendant la situation supportable. Cependant, la tendance générale est alarmante. Entre 1980 et 1995, le revenu agricole par hectare a stagné, tandis que l’endettement était multiplié par un facteur 1,63>Dictionnaire historique de la Suisse, «Endettement agricole», https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/013914/2013-07-17/ et Office fédéral de la statistique, Tableau 7.3.4.6 Endettement et charges d’intérêt des exploitations.. Autrement dit, la dette pour un hectare de culture a presque doublé, tandis que le revenu généré par la même surface restait identique.

Dans ce contexte, il faut interpréter la proposition du Conseil fédéral comme un encouragement à la financiarisation de l’agriculture. Elle est cohérente avec une autre modification du droit foncier proposée par le gouvernement: l’ouverture de l’accès au foncier agricole pour les sociétés partiellement détenues par des agriculteurs. Le message du Conseil fédéral permet en effet aux investisseurs de mettre un pied dans les fermes. Ils resteront pour le moment minoritaires, mais ils seront bien présents.

Si l’on ajoute à ces mesures l’introduction de la notion de numérisation dans la Loi sur l’agriculture, qui renforce la perspective d’une agriculture sans main-d’œuvre, on obtient un tableau cohérent de l’immobilisme progressiste qui caractérise la politique agricole. Présentés tous les quatre ans comme des vecteurs de progrès, ces messages du Conseil fédéral sont, en réalité, des freins à la mise en œuvre d’objectifs politiques réellement progressistes: autonomie technique et financière, répartition équitable de la rémunération tout au long des filières et du foncier agricole.

Notes[+]

Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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