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Survivances d’une «institution particulière»

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«Peculiar institution», c’est sous cette pudique expression que l’esclavage était désigné aux Etats-Unis. Bien qu’abandonné au terme de la guerre de Sécession, il a laissé des traces tenaces dans la société américaine. A travers deux projets, l’artiste Dread Scott cherche à rendre ces éléments de survivance visibles tout en créant un espace d’empowerment (autonomisation) pour les descendant-e-s des esclaves.

A travers la performance «Slave Rebellion Reenactment», il fait revivre une des plus importantes rébellions d’esclaves qui a eu lieu en 1811 à côté de La Nouvelle-Orléans, au sud de la Louisiane, un des Etats restés esclavagiste jusqu’au terme de la guerre civile1>On peut voir une brève vidéo de la reconstitution ici: https://youtu.be/v2to3S0iabE. Le Reenactment (reconstitution), comme le conçoit Scott, est un procédé de réappropriation du passé par les groupes dominés. Il s’agit d’une reconstitution historique minutieuse dans ses moindres détails (accessoires, costumes et décors) où les acteurs et les actrices sont des personnes choisies parmi les descendant-e-s des protagonistes d’origine, afin de leur faire ressentir la force collective de la lutte passée et se réapproprier leurs racines en tant que sujets, donc en dépassant une vision qui les cantonne, au mieux, au rôle de victimes. Le récit dominant sur l’abolition de l’esclavage n’accorde que peu d’attention aux combats de libération des esclaves et privilégie les grandes figures politiques. Dread Scott explique: «Au lieu d’étudier George Washington, un grand esclavagiste, ou Thomas Jefferson, un grand esclavagiste, quand on parle de liberté… nous devrions étudier les personnes qui ont vraiment tenté de se libérer de l’esclavage qui était un pilier de l’économie américaine de cette époque.»

Dans le passionnant ouvrage Fragments of the Peculiar Institution2>Fragments of the Peculiar Institution. A project by Dread Scott, CPIinPrint. paru dans le cadre de ce projet, l’artiste déconstruit ces survivances de l’esclavage dans la société américaine. Pour appuyer sa démonstration, il commente un peu moins de quatre-vingts documents. Le premier est la Constitution des Etats-Unis, largement reconnue comme une célébration de la liberté conquise contre la Grande-Bretagne au terme de la révolution américaine. Dread Scott y voit plutôt un texte écrit par des propriétaires d’esclaves et leurs amis. Le quatrième paragraphe attribuait en effet une représentation politique étendue aux Etats esclavagistes à la Chambre des représentants, au nom du principe des trois cinquièmes d’homme (three-fifths of a men). Le nombre d’élus pour chaque Etat était donc déterminé par sa population, dans laquelle les esclaves étaient pris en compte par un ratio de trois pour cinq.

Pour rompre avec un récit dominant selon lequel l’esclavage n’était défendu que par les Etats du Sud, il cite un arrêt de la Cour suprême de 1857 dans une affaire qui opposa Dred Scott (qui a presque le même nom que l’artiste), ancien esclave échappé et réfugié au Nord, et son ancien propriétaire qui réclamait la restitution de «son bien». La décision, non seulement donna raison au second, mais en plus nia la qualité de Scott en tant que partie, car «un nègre libre de la race africaine, dont les ancêtres ont été apportés dans ce pays et vendus comme esclaves, n’est pas un ‘citoyen’ dans le sens de la Constitution des Etats-Unis». L’arrêt dit encore que les seuls articles du texte fondateur qui le concernaient étaient ceux consacrés à la propriété et au fait d’être tenu pour esclave.

L’artiste dénonce également une vision nostalgique du mode de vie du Sud avant la guerre civile, qui célèbre la beauté des grandes plantations et l’armée confédérée telle qu’on peut la voir par exemple dans le film Autant en emporte le vent, dont les personnages noirs semblent s’accommoder de leur sort ou incapables de vivre de manière autonome. En Louisiane, certaines plantations peuvent être visitées lors de tours principalement orientés sur la vie des anciens propriétaires. L’histoire et les conditions de vie des esclaves sont souvent à peine abordées, alors que des travaux pionniers ont reconstitué les parcours de déportation des esclaves et que ces informations sont désormais facilement disponibles.

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lundi 15 janvier 2018

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