Chroniques

L’harmonie discordante

Chroniques aventines

Dans l’un de ses derniers numéros (n° 75, août 2019), la revue Raisons politiques questionne les orientations respectives de quelques penseurs de la «démocratie radicale». Popularisée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, volontiers associée aux noms de Jacques Rancière, Etienne Balibar ou Miguel Abensour, cette notion assemble celles et ceux qui ne peuvent se résoudre à nommer «démocratie» le système de la représentation parlementaire.

Revenons brièvement, ici, sur les éléments saillants de l’apport de l’universitaire belge Sophie Klimis. Celle-ci croise heureusement les perspectives des philosophies ancienne, politique et de l’esthétique. Spécialiste des chœurs tragiques, elle a régulièrement sillonné – ces dernières années – les scènes et autres facultés académiques de Suisse romande.
Son article interroge les modalités d’un raccordement des sphères politiques et sociales, d’une démocratie conjuguant institutions et mouvement, régime et forme de vie.

Au début sont Hésiode et sa Théogonie. Nous sommes alors au VIIIe siècle avant notre ère et le poète béotien soutient que le monde est né d’un vide béant – le khaos grec. Pour Cornelius Castoriadis (l’une des inspirations majeures de Klimis), cette «première saisie imaginaire du monde comme a-sensé», cette «absence de source transcendante du sens ou de la loi» fonde la geste de ces Grecs imaginant des institutions dans lesquelles les hommes se donnent leurs propres normes. Ainsi non seulement il n’existe pas de loi sociale valable une fois pour toute mais, en sus, les éléments chaotiques et la démesure humaine ne sont pas tels qu’ils rendent impossible l’instauration d’une loi. «Ce qui est, précise encore Castoriadis, n’est pas simple non-sens, mais sens sur fond de non-sens, ou pénétré par le non-sens» (Ce qui fait la Grèce, I).

A la suite de Nicole Loraux (La Cité divisée) – une seconde source essentielle de notre auteure –, Klimis associe le refoulé de la démocratie à la stasis plus encore qu’au khaos, autrement dit au risque toujours rémanent d’une division des citoyens, d’une guerre civile. Comment donc réaliser la démocratie sur fond de khaos ou de stasis?

Arrivée en ce point, Klimis fait appel à un autre sage grec, Héraclite, et à l’un de ses Fragments les plus délectables. Parlant du kukeon, un cocktail populaire de l’époque, Héraclite relève que «pour éviter la division du mélange, il faut l’agiter» – d’où la conclusion suivante de Loraux: «Le salut de la cité implique le mouvement (…) la concorde n’a rien de statique.»

Pour appréhender cette unité intranquille, Sophie Klimis invente un nouveau «schème de pensée politique», celui de l’«harmonie discordante» – formé sur une expression tirée d’un autre fragment d’Héraclite (lequel parle cependant d’harmonie «oscillante»). «Ce schème, précise Klimis, vise à rendre pensable la dynamique dialectique de l’institution démocratique, telle qu’elle résulte des mouvements contradictoires qui l’habitent: celui de la recherche de stabilité dans une tradition instituée pérenne, et celui de la critique, soit de la relance interne d’un mouvement instituant pouvant aller jusqu’à l’insurrection.»

Klimis voit dans la figure de Dionysos l’illustration divinisée de la «coexistence des contraires»; de même repère-t-elle dans différents aspects des Grandes Dionysies d’Athènes, dans les rituels préliminaires, dans les intrigues tragiques elles-mêmes comme dans l’expérience propre aux choreutes un ordonnancement civique pour initier le peuple à l’harmonie discordante, à ce couple articulé de la phronèsis et de l’hubris, de la sagesse pratique et de la démesure. Ainsi, par exemple, les choreutes expérimentent-ils intimement la proximité du discours raisonné avec les cris et la terreur.

Sophie Klimis conclut son propos en appelant de ses vœux des «institutions agonistiques de délibération et de jugement démocratiques», des rituels citoyens et autonomes reposant sur «l’harmonisation conflictuelle des émotions, de l’imagination et de la raison critique», incitant chacun.e à une «expérimentation à la fois psychique et corporelle de la relation intrinsèque entre chaos et démocratie».

Dans un passage fameux de l’oraison funèbre de Périclès, l’historien athénien Thucydide écrivait au sujet de ses compatriotes: «Nous aimons le beau au quotidien et nous philosophons sans relâche.» Démultiplier les occasions concrètes de délibération et de jugement, éprouver continûment l’unité mobile des contraires dans et par l’art, intriquer beauté, sagesse et bien commun, tels sont les conditions et les moyens de faire de la démocratie à la fois un régime et une forme de vie.

D’accomplir son essence, en somme.

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org)

A noter que Sophie Klimis interviendra le lundi 3 février 2020 à 20h au Centre Martin Luther King, rue du Dr Baud à Annemasse, sur le thème «Faire communauté» dans le cadre de l’Université populaire nomade de la culture La Marmite (lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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