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Droits des peuples insoumis: on liquide

Transitions

Le Rojava… Le mot avait une consonance harmonieuse. Aujourd’hui il a pris une couleur rouge sang. Après huit ans de guerre et une victoire sur la barbarie de l’Etat islamique, s’il y a une chose dont ce petit Etat autonome kurde avait besoin, c’était bien de la paix, et pas des chars du funeste Erdogan. Le Rojava se voulait une démocratie ouverte, laïque et fédéraliste, l’espoir d’un peuple aussi ardent dans sa quête de liberté qu’héroïque dans ses combats. C’était. Ce n’est plus. Salués comme des héros après avoir libéré Kobane et Raqqa, les Kurdes de Syrie ont été sacrifiés sans états d’âme une fois le travail accompli. Donald Trump a balisé la route, les gouvernements européens ont pudiquement regardé ailleurs tandis que Bachar el-Assad et Vladimir Poutine se partageaient les dépouilles. Aujourd’hui, je n’ai pas de mots assez forts pour dire mon écœurement devant le cynisme des acteurs de cette trahison.

Pour les Kurdes, ce n’est pas nouveau. A la fin de la Première Guerre mondiale, le démantèlement de l’empire ottoman avait fait naître l’espoir d’un Etat. Promesse vite oubliée: sous la pression du parti nationaliste turc de Mustapha Kemal, les vainqueurs coupèrent dans le vif, recollèrent des morceaux de territoires et les recomposèrent selon leurs intérêts, répartissant les Kurdes entre Turquie, Syrie, Irak et Iran. Dispersés, mais insoumis. Comme les Sahraouis ou les Palestiniens. De ces derniers, les premiers juifs qui s’installèrent en Israël prétendirent qu’ils vivaient sur «une terre sans peuple», une mystification qui les dépouillait de leur identité et de leur droit à un Etat. Les uns et les autres paient le prix d’une décolonisation chaotique. Le Sahara occidental croyait venue l’heure de son indépendance quand les Espagnols se retirèrent. C’était sans compter les ambitions du Maroc, qui s’empressa d’annexer cet immense territoire. L’ONU peut bien crier que cette occupation est illégale et tenter depuis trente ans de mettre sur pied un vote d’autodétermination, le Royaume ne lâche rien. Il bénéficie d’ailleurs de la complicité de l’Union européenne qui exploite les mines de phosphate du Sahara occidental et ratisse les fonds marins au large des mille kilomètres de ses côtes atlantiques. Tout comme les Kurdes, les Sahraouis exilés à Tindouf, dans le Sahara algérien, ont proclamé leur république, démocratique et socialiste, sous la bannière du Front Polisario.

Le cas des Sahraouis est emblématique non seulement de l’impuissance des organisations internationales à faire reconnaître le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais aussi de l’exaspération des gouvernements occidentaux, qui semblent n’avoir plus qu’une idée en tête: qu’on en finisse une fois pour toutes avec ces incessantes revendications. «La Suisse regrette que les parties n’aient pas pu s’accorder (…) sur le rapatriement des réfugiés et sur les aspects essentiels du plan de règlement de l’ONU». Cette réponse que m’avait faite le conseiller fédéral Josef Deiss, avec une sorte de lassitude froide, pour justifier l’inaction de la Suisse envers les Sahraouis, pourrait tout aussi bien s’appliquer aux Palestiniens. C’est un autre conseiller fédéral, Ignazio Cassis, qui entreprend aujourd’hui de liquider leur droit au retour. «En soutenant l’UNRWA [l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens], nous maintenons le conflit vivant. C’est une logique perverse», affirmait-il devant le ministre et chef de la diplomatie israélienne en septembre dernier.

Tout cela représente un danger pour nous aussi. Le recours généralisé à l’argument du terrorisme pour écraser les revendications des peuples insoumis procède d’une obsession sécuritaire qui se répand dangereusement. On connaît celle de l’apprenti dictateur turc: «Eloignez de moi et de ma frontière ces terroristes du PKK» clame-t-il en invoquant le ciel, Trump et Poutine. Cela soulève une question: que se passe-t-il quand les «terroristes» du Rojava combattent les «terroristes» de l’Etat islamique? En fait, les «terroristes» d’Erdogan étaient les alliés de Trump, et ses alliés actuels sont les milices sanguinaires d’Al Qaïda. Autrement dit, les terroristes des uns sont les partenaires des autres et réciproquement!

A notre échelle, la menace pour les droits humains prend la forme d’une loi antiterroriste en préparation. Une officine du nom de NGO Monitor s’emploie, elle, à dénoncer pénalement les ONG qui soutiennent des projets de coopération, par exemple à Gaza, considérant que l’argent versé aux œuvres d’entraide locales constitue un financement indirect d’«organisations terroristes», en l’occurrence le Hamas. Bientôt, en Suisse, il ne fera pas bon être les amis des Kurdes ou des Palestiniens. Nous finirons peut-être par être tous des terroristes aux yeux des puissants.

Notre chroniqueuse est ancienne conseillère nationale. Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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