Objectif planète mer
«Nous n’avons ramené ni or, ni argent, mais un livre.» Le plus précieux de tous les trésors! Samuel Gardaz, de l’association Pacifique, a les yeux qui brillent lorsqu’il parle de l’expédition de quatre ans et demi autour du monde. Sur les traces de Fernand de Magellan, le voilier Fleur de Passion a navigué sous la bannière de l’expédition baptisée The Ocean Mapping Project. Embarquement immédiat pour un voyage autour du monde et dans un autre espace-temps!
L’émotion se ressent au moment de présenter le fruit de cette aventure, le beau livre fraîchement imprimé Dans le miroir de Magellan – Le rétrécissement du monde. Soit 240 pages, sur un papier au grain magnifique, chapitrées selon les principales étapes du voyage, égrenant le journal de bord et les dessins des artistes embarqués. Le tout s’ouvre à la mémoire de Solu, le cuistot touche-à-tout, gardien du bateau, qui aurait dû veiller sur l’équipage et est tragiquement décédé sur le chantier à quelques jours du grand départ. Avec le bateau ont navigué plus d’âmes que le nombre officiel de passagers.
L’océan, révélateur de personnalité
Tel un alchimiste, le bateau transforme les personnes à son bord. Les métamorphose-t-il radicalement? Ou révèle-t-il simplement leur réelle nature? Les dessinatrices et dessinateurs contactés par Le Courrier ont chacun un ressenti bien distinct.
Mirjana Farkas réfléchit quelques secondes devant la question. «Ca m’a… décoiffée, je dirais. Donné une bonne dose d’énergie! Ma vraie révélation, ça a été que le dessin est vraiment une forme de langage universel.»
«On devient authentique et les masques tombent, affirme sans hésiter Renata Martino. Le bateau t’impose d’être toi-même, de t’accepter. Cela faisait quatre ans que j’avais sérieusement commencé le dessin et j’ai décidé d’en vivre. Cette expérience a été la confirmation de ma voie.»
«Le voyage sculpte une personne, sinon ce seraient des vacances. On traverse des moments durs, intenses. On vit un chapelet de premières fois et, avec elles, l’émotion de naître à chaque occasion», s’émeut pour sa part Ambroise Héritier.
Matthieu Berthod, enfin, s’est trouvé «conforté dans sa recherche de lâcher prise». «Les moments seul à la barre, lorsque tu pourrais faire tout et n’importe quoi, mais que tu as des gens qui dorment sous ta responsabilité… c’est une occasion unique de sortir de ton quotidien.» LDT
La citation sur l’or et l’argent est une dérivation des propos couchés sur papier le 8 septembre 1522 par Antonio Pigafetta. Ce marin chroniqueur parti avec l’expédition de Magellan ramenait à son roi «un livre, écrit de ma main, traitant de toutes les choses passées de jour en jour en notre voyage». «A l’époque, il relatait un monde qui devenait infini, celui des grandes découvertes!», commente Samuel Gardaz. Aussitôt, il tempère: «Du point de vue des Européens de l’époque, bien sûr.» Il y a cinq siècles exactement, en septembre 1519, cette expédition partait chercher les «îles aux épices» à l’autre bout du monde. Le célèbre navigateur est tué en 1521, dans ce qui deviendra les Philippines, par le roi Lapu-Lapu qui refuse de se soumettre à l’envahisseur et au christianisme. La force du livre, c’est aussi de relater cette face de l’histoire; sa conscience des logiques de domination à l’œuvre depuis des siècles et du privilège que représente un tour du monde en des temps où les mers ne sont pas signes d’aventures positives pour tous les humains.
Pollution partagée
Contrepied à la globalisation que nous connaissons, le «rétrécissement du monde» évoqué en titre illustre combien les moindres recoins de notre planète sont interconnectés. Entre autres par le triste lien de la pollution, étudiée à la loupe, du haut du mât et au micro à bord du fameux Fleur de Passion. Le but du volet scientifique de l’expédition étant d’observer les microplastiques en mer, les gaz à effet de serre et les perturbations sonores de ce monde sous-marin plus si silencieux que durant les millions d’années nous précédant. Il a fallu aller loin, très loin, pour trouver des lieux hors du champ de pollution humaine.
«Notre ambition est de faire réfléchir, de ne pas parler d’environnement à la légère.» Samuel Gardaz y croit: l’expédition a suscité des prises de conscience «même si le réchauffement climatique demeure abstrait dans les têtes», en dépit des alarmants résultats de l’équipe de l’université de Genève dédiée à ce volet spécifique. La thématique des microplastiques s’avérait toutefois très vite parlante, quel que soit le public, témoigne-t-il. Un élément a aussi été décisif: les illustrations, qui ont permis la tenue d’expositions en cours de route et jettent des ponts entre les cultures.
Dix dessinateurs, dix dessinatrices
«Nos poètes ont été les dessinateurs.» Le regard des artistes embarqués se fait tantôt doux, tantôt mélancolique ou acéré, réaliste ou onirique, toujours teinté d’émerveillement. Cette patte illustrée laisse à quiconque feuillette ces pages un goût de l’aventure, comme si l’occasion avait été donnée de monter à bord le temps de la lecture. Plus de cent personnes ont participé au voyage, dont vingt artistes. Dix hommes et dix femmes, un choix égalitaire affirmé, souligne Samuel Gardaz, qui a chapeauté l’ouvrage. Les traits de crayon sont parfois bien connus des Romands (Zep, Tom Tirabosco, Peggy Adam, Wazem…) Et les découvertes nous poussent jusqu’au satiriste sud-africain Anton Kannemeyer ou, comble de l’exotisme, la Suisse-allemande Kati Rickenback.
Emportés dans une résidence nomade, ces poètes du large avaient carte blanche absolue. «Leur seul impératif, c’était de garder l’esprit de l’expédition.» A chacun, ensuite, d’investir son domaine, sa spécialité en dessin. Qui l’aquarelle, parfois le fusain ou le stylo, paysages, dialogues entre marins ou mille et uns détails du bateau… «Certains en sont sortis transformés.» Les textes sont issus des carnets de bord, régulièrement publiés sur le web, au fil de l’aventure. «Le livre laisse place à l’imagination, le projet était de ne pas figer des idées, mais d’ouvrir des portes. Nous voulions qu’il puisse être lu et apprécié par qui n’a pas pris part à l’aventure, rester au plus juste de ce qui a été ressenti.»
A travers cet ouvrage, Samuel Gardaz espère «susciter l’émerveillement, la consternation, l’espoir en la capacité de chacun à se mobiliser». En 1522, les deux navires rescapés de Magellan ramenaient dans leurs cales des clous de girofle (plus chers que l’or) en suffisance pour couvrir les frais de l’expédition. En rapportant ce livre, tourné vers l’humain, Fleur de Passion offre une épice encore plus précieuse: le sel de toute une aventure collective.
«Si on change l’équipage, on change de paysage»
Dès que flotte le nom Fleur de Passion, la petite anecdote côtoie les leçons de vie. Perdus au large sur une coquille de noix de 33 mètres pour 100 tonnes, les artistes ont creusé au fond de leurs êtres. Trois dessinateurs et deux dessinatrices livrent leur expérience (retrouvez leurs témoignages complets en cliquant sur leurs noms).
«Ce voyage a fait totalement irruption dans ma vie.» Mirjana Farkas se souvient combien elle a «halluciné» devant les couleurs des récifs du Pacifique. «J’ai découvert qu’il existait une autre dimension!», un univers qu’elle transcrit dans le livre avec une palette impressionnante et dans des décors réinventés d’îles volcaniques.
On entendrait presque le vent forger l’écume et les écoutes raguer… Dans son dessin du crépuscule (pp. 114-115 du livre), Ambroise Héritier admet n’avoir pas croqué un moment précis de son voyage mais «condensé tous les petits matins en un seul, comme une idée du tout». Les quarts de nuit «magiques, avec du plancton lumineux, des moments très introspectifs» l’ont marqué. Depuis son retour, il les sculpte au fusain. Il relève l’aspect «essentiellement humain» du voyage, qui peut aussi transformer un regard. «Si on change l’équipage, on change de paysage.»
Matthieu Berthod s’est glissé dans le rôle du peintre d’expédition, légèrement en retrait, observateur, comme il aurait accompagné la flotte de Magellan ou Darwin en d’autres temps. Ses aquarelles explorent les rivages, comme ceux de Gibraltar qui s’affichent en couverture de Dans le miroir… «Ce qui m’a le plus émerveillé, c’était l’arrivée à Rabat. Tu arrives là comme un intrus, comme si tu débarquais avec ta caravane en demandant si tu peux t’installer dans le jardin. Et tu es salué comme si tu apportais la bonne aventure. Ça touche au plus profond de l’humain et de l’accueil.»
L’aventure n’a pas été de tout repos pour Aloys Lolo. Les pages qui le concernent, dans le livre, parlent des conditions difficiles, avec une équipe de jeunes placés dans le programme socio-éducatif qui ont tenté une mutinerie. «Personne n’est mort. Pere, le capitaine, a pris toutes les bonnes décisions au bon moment.» Alors forcément, les jeunes s’en trouvent quelque peu étrillés dans ses crobards. «J’avais prévenu que je venais pas pour dessiner les jolies étoiles de mer, hein. Et de toute façon, j’en ai pas vu.» Ses moments préférés remontent vite à la surface. Tartines à l’ail et café salé à 5 heures du matin, sur le pont… «Ce voyage était une merveille, j’ai rarement vécu quelque chose d’aussi intense.»
La navigation, une question de vie ou de mort. Renata Martino en a pris conscience lorsque le skipper a donné les consignes en cas d’homme à la mer. Puis est venu le défi du dessin. «Je me suis assise tout à l’avant et je me suis dit: ‘Mince… il y a vraiment beaucoup de cordes.’ Ensuite, j’ai pris confiance.» Elle livre des tranches de vie à bord, révélant ce qu’il y a de grand dans les plus petits détails. «Le bateau crée des rapports très honnêtes, directs, entre les gens. Si on veut chanter, on chante. Si on veut pleurer, on pleure. On rêve, on rit. Et on avance. C’est ce que j’ai appris: il faut permettre à la vie de circuler en nous.» LDT
Carnet de bord
Fleur de Passion est parti de Séville en 2015 et revenu en 2019. Entre les deux, un tour du monde. Deux extraits de carnet de bord – à lire ici – offrent un petit aperçu de la vie qui s’y déroule, hors du temps et rythmée par les quarts auxquels tout passager est astreint.
Dans le miroir de Magellan – Le rétrécissement du monde, dir. Samuel Gardaz, Fondation Pacifique. Ed. Slatkine, 240 pp.
Vernissages: ve 1er novembre, 18h – 20h, Café Slatkine, 5 rue des Chaudronniers, Genève; sa 2, 15h30-17h30, librairie Papiers Gras, Halles de l’Ile, Genève; je 7, 17h30-19h30, librairie Le Vent des Routes, 50 rue des Bains, Genève; sa 7 décembre, 14h30 – 16h30, librairie Payot, 14 avenue du Midi, Sion.