Chroniques

«Ça sert à quoi tout ça?» (Maxime Le Forestier)

À l'école au Zanskar

La douzaine d’enseignants de la Marpa Ling Model School ont des parcours différents. Certains ont à peine vingt ans et sortent pratiquement de l’école, alors que d’autres sont ici depuis plus de dix ans. Lors de mes entrevues, même pour de la simple conversation en anglais, je tente de les faire parler de leur vocation. Tous disent faire ce métier parce qu’ils aiment enseigner. Fait frappant, il leur est difficile de préciser ce qu’ils aiment dans ce métier: «I enjoy teaching because I like teaching.» Lorsque je leur demande de citer un aspect spécifique de ce plaisir, ils sont interloqués. Je le suis moi-même parfois lors du cours facultatif d’anglais que je donne en dernière période. Je me rassure en pensant aux propos d’un collègue qui enseigne ici depuis deux ans après avoir été guide de randonnée pendant quinze années. A ma question de savoir quelle activité il juge la plus exigeante, il répond sans hésiter et en riant de ma naïveté: «Enseigner et bien plus fatiguant que de guider des randonneurs jour et nuit dans la montagne!»

Le style d’enseignement qui prévaut ici est très vertical et directif. Les cours consistent souvent en une lecture par le maître du manuel (en anglais pour plusieurs branches), phrase par phrase, répétées à haute voix par les élèves. On psalmodie ainsi avant qu’une paraphrase en hindi ou en bodhi soit proposée et les exercices donnés comme devoir. L’apprentissage par cœur est fréquent. Ceci présente l’avantage pour tous de pouvoir réciter des passages entiers de cours, de chansons et autres textes sacrés ou profanes. Ceci dit, logiquement, les élèves sont désarçonnés dès que l’on sort du script habituel et qu’on leur demande de produire des énoncés ou des questions. Ceci, ajouté à la timidité des élèves (même de 14 ans), m’a laissé plus d’une fois perplexe devant une classe désemparée face à une tâche qui me semblait simple. Par contre, des élèves à qui j’avais à peine appris une chanson se sont mis à la chanter spontanément par cœur à mon entrée en classe alors que je m’apprêtais à les réprimander de ne pas faire silence au début du cours. Ils avaient mémorisé la chanson en à peine une leçon.

Cela dit, comme tous les enfants du monde, ils s’adaptent et se prennent parfois vite au jeu. Il m’est arrivé de reprendre une activité qui était restée au point mort et de me retrouver devant une classe pleine de répondant. Ce fut le cas lorsque j’ai demandé à une classe de 5e année (11 ans) d’établir une liste de mots de tout ce qu’ils voyaient en faisant le tour de l’école. A leur retour en classe, ils devaient rédiger une phrase simple à propos de l’objet de leur choix, en imitant un modèle inscrit au tableau. Aucun ne parvint à accomplir cette tâche correctement. Je recommençai le lendemain, et notre inventaire à la Prévert se transforma progressivement en un joli poème surréaliste de montagnes respirant bruyamment (il y avait du vent ce jour-là), de poubelle attendant impatiemment de manger du papier, ou de gouttes d’eau dansant joyeusement à la sortie d’un robinet…

Comme on le voit, et c’est là un truisme, l’enseignement à la MLMS est différent du nôtre par certains aspects, mais assez semblable aussi. Les enfants restent des enfants, avec leur spontanéité, leur personnalité propre et leur compatibilité relative à l’univers paradoxal de l’école. Pour leur enseigner des compétences destinées à les rendre autonomes, on les enferme dans des locaux dénaturés où un adulte, aussi bienveillant soit-il, les oblige à se conformer à des règles visant à une certaine standardisation du comportement et de la pensée. Ici heureusement, leur relation intime avec la nature en dehors de l’école est véritablement complémentaire et leur permet une éducation complète. En postulant idéalement que leurs maîtres ont plaisir à enseigner, aiment les enfants et maîtrisent leur matière, et que leurs parents leur transmettent les connaissances d’un mode de vie ancestral en quasi autarcie dans cette vallée isolée, les élèves de la MLMS peuvent espérer grandir dans des conditions que même Jean-Jacques Rousseau ou Carol Black1>Cf. Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou de l’éducation et Black Carol, On the Wildnes of Children. ne renieraient pas entièrement.

Notes[+]

L’auteur est maître d’anglais en voyage au Zanskar en collaboration avec l’ONG ARZ (Association Rigzen Zanskar) www.rigzen-zanskar.org

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