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Renoncer à l’aide sociale, s’épargner la honte et la stigmatisation

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Recourir à l’aide sociale implique d’affronter la bureaucratie, de remplir des papiers difficiles à comprendre quand on ne maîtrise pas trop l’écrit et de faire face à des fonctionnaires pas toujours aimables. Pour celles et ceux qui ne jouissent pas de la nationalité suisse, il y a encore la crainte de perdre son permis de séjour. Alors, beaucoup, même si leur situation le justifie, renoncent à demander l’aide sociale.

Cette population reste le plus souvent cachée. En effet, les médias et le monde politique préfèrent nous parler des «abus» de l’aide sociale que du non-recours. Ce dernier a même pu être considéré comme une stratégie pour faire des économies. Pourtant, si les «abus» relèvent de l’épiphénomène, le non-recours correspond à une pratique bien plus répandue. Elle porte un préjudice à la situation et à la santé des personnes concernées et risque de coûter encore plus cher à l’Etat par la suite. Elle constitue donc un problème social qui ne saurait être ignoré. Ce sont les conclusions d’une étude réalisée par des chercheur-e-s de la Haute Ecole de Travail social de Genève, publiée le mois dernier qui met enfin en lumière ce phénomène.

Peur d’une bureaucratie peu bienveillante, honte et crainte de la stigmatisation sont des réflexes construits sur la longue durée au fur et à mesure que se façonnent les codes et la pratique de l’aide sociale moderne.

Le système d’assistance sociale actuel naît dans la seconde moitié du XIXe siècle d’une volonté de maîtriser la charité en la rationalisant et surtout de lutter contre la mendicité et les abus. Celles et ceux qui en formulent les fondements sont en effet obnubilé-e-s par l’idée qu’on profite indûment de la bienfaisance. Il s’agit donc d’encadrer l’aide et de s’assurer que plusieurs organisations privées ou publiques ne donnent pas à la même personne. Alors qu’en fait les recours multiples s’imposent comme une nécessité tant les subsides sont faibles.

Le système distingue les individus en fonction de leur capacité supposée à travailler. Les adultes valides sont censés subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille. Les personnes infirmes ou âgées sont rarement aidées à domicile, le plus souvent internées dans des asiles qui rationalisent leur prise en charge. A Genève, l’Hospice général les place à l’asile d’Anières connu pour ses conditions de vie peu attrayantes.

Les responsables de l’assistance craignent par-dessus tous les «fainéants». Dans beaucoup de cantons, des personnes sont internées administrativement pour «abus de l’assistance», ce qui permet aux communes de s’assurer que les sollicitations restent peu nombreuses. Le travail salarié à plein temps constitue par ailleurs la norme sur laquelle se construit la protection sociale. Les assurances sociales (chômage, AVS) compensent sur cette base le manque à gagner, elles n’accordent pas des droits universels.

Le dispositif d’assistance impose aussi une enquête sur la situation de la personne qui sollicite de l’aide. Les visiteurs et visiteuses des pauvres s’introduisent dans les foyers, questionnent le voisinage, le curé ou le pasteur pour se faire une idée du mode de vie de la personne ou de sa famille. Pour être bien considérés, les hommes doivent faire preuve d’ardeur au travail, de retenue dans la consommation d’alcool et de prévoyance, en épargnant une partie de leurs revenus, tandis que les femmes sont jugées sur leur moralité sexuelle, la tenue du foyer et la propreté des enfants. La stigmatisation tire son origine de la déviance vis-à-vis de ce modèle, puisqu’elle est interprétée comme la cause de la pauvreté.

Pourtant, une méthode alternative développée au début du XXe siècle propose une approche moins autoritaire et plus intégrative. Théorisée par la travailleuse sociale étasunienne Mary Richmond dans son manuel Social Diagnosis (1917), la méthode du Social Casework plaide pour une relation horizontale entre la travailleuse sociale et la personne. Elle permet de poser un diagnostic social et d’envisager ensemble des mesures de réinsertion adaptées. Elle est cependant plus coûteuse que d’autres puisqu’elle implique une importante disponibilité, mais elle présente des garanties du point de vue du respect des droits démocratiques. Elle favorise aussi l’autonomie et la reconstruction d’un réseau d’affiliations nécessaire à l’insertion sociale. Le Social Casework n’a jamais été véritablement mis en œuvre en Suisse malgré les discussions au niveau fédéral après la Seconde Guerre mondiale, une période pendant laquelle les responsables politiques comprennent que la misère peut ouvrir la voie aux régimes autoritaires.

Alix Heiniger est historienne.

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lundi 15 janvier 2018

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