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Qu’est-ce que la conscientisation?

Passée aujourd’hui dans le langage courant, la notion de «conscientisation» a pourtant un sens très spécifique à l’origine.
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La conscientisation: un processus. Si Paulo Freire n’est pas le premier auteur à avoir utilisé la notion de conscientisation, c’est cependant sans doute à lui que l’on doit le fait que cette notion soit rentrée dans le langage courant. Pourtant, le sens s’en est affadi au point que l’auteur qui avait contribué à la populariser avait affirmé avoir renoncé à l’utiliser dès les années 1970. Aujourd’hui, l’expression est communément devenue synonyme de «prendre conscience».

Néanmoins, la conscientisation désignait pour Freire un processus éducatif très spécifique qui assure le passage de la «conscience naïve» à la «conscience critique». A différents moments de son œuvre, il distingue plusieurs formes de conscience. La terminologie utilisée connaît des variations, mais les notions de «conscience naïve» et de «conscience critique» sont les plus stables.

De la conscience naïve… La notion de conscience naïve (ingénue) peut également être qualifiée de conscience quotidienne. C’est la forme de conscience qui correspond à l’expérience vécue du sujet. En théorisant des processus comme la manipulation ou encore l’invasion culturelle, par exemple, Paulo Freire pourrait laisser entendre que la conscience quotidienne est une conscience aliénée. Certes, la conscience naïve peut être fataliste, considérant que l’ordre injuste des choses est normal, et sans que le sujet se considère comme opprimé. Mais la conscience quotidienne peut être également une conscience rebelle. Le sujet a alors conscience de l’oppression qu’il vit.

Néanmoins, la limite de la conscience quotidienne est qu’elle tend à appréhender la réalité sociale en termes de relations interpersonnelles. Elle considère que les situations d’injustice que vit le sujet sont le résultat de relations interpersonnelles. Vu sous cet angle, le sexisme, par exemple, ne serait que l’effet du comportement de quelques individus machos. La manière dont la conscience quotidienne analyse la réalité sociale semble se situer au niveau de ce que la sociologue féministe Danièle Kergoat appelle les relations sociales.

Paulo Freire explique que la conscientisation consiste à connaître la raison d’être des choses. En effet, le savoir basé sur l’expérience est situé localement, alors que la connaissance scientifique suppose une généralité qui conduit à dépasser l’ici et maintenant.

… à la conscience critique. La conscientisation s’appuie sur un processus pédagogique dialogique. Ce qui constitue la spécificité de la relation d’enseignement, c’est l’interaction entre des consciences par le dialogue. Mais il ne s’agit pas d’une interaction se limitant au partage d’expériences vécues. Il s’agit d’un processus dialectique entre des savoirs d’expérience et des savoirs théoriques.

La conscience critique suppose la prise de conscience que les situations vécues d’oppression renvoient à des réalités sociales systémiques. Cela signifie qu’un groupe social peut se trouver en situation d’inégalité et de discrimination dans différents domaines de la vie sociale: emploi, logement, espace public, espace domestique, loisirs… Ainsi, le sexisme n’est pas qu’une relation interpersonnelle, il renvoie à ce que Danièle Kergoat, à la suite de Marx, appelle des «rapports sociaux». Un rapport social étant une tension qui divise la société entre des groupes sociaux antagonistes.

Il est possible néanmoins de distinguer deux niveaux dans la conscience critique: la conscience critique «culturelle» et la conscience critique «matérialiste». Danièle Kergoat distingue au sein des rapports sociaux trois niveaux: oppression, domination et exploitation. La conscience critique culturelle se situe au niveau de l’oppression. Elle analyse les rapports sociaux comme le résultat de l’existence de représentations ou de normes sociales qui génèrent des comportements discriminatoires sources d’inégalités sociales.

L’approche matérialiste refuse le «réductionnisme culturaliste». Cette expression désigne le fait de se limiter dans l’analyse des phénomènes sociaux aux dimensions culturelles, sans prendre en compte l’organisation sociale matérielle. L’approche matérialiste, sans nier l’existence des dimensions culturelles, est plus radicale. Elle ne se limite pas aux discours, mais s’appuie sur l’étude de la réalité des pratiques sociales.

Pour expliquer les inégalités sociales, elle s’intéresse à la manière dont le travail (et pas seulement l’emploi) est divisé. Par exemple, dans le cas des femmes, ce qui maintient le sexisme ne relève pas seulement de représentations, mais également de contraintes matérielles. En effet, lorsqu’il s’agit de décider de qui va rester à la maison pour s’occuper des enfants et qui va faire des heures supplémentaires dans le couple, l’inégalité de salaire entre les hommes et les femmes va venir peser sur les choix individuels, indépendamment des représentations individuelles, pro féministes ou pas, des personnes.

Irène Pereira est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Publications récentes: Bréviaire des enseignant-e-s – Science, éthique et pratique professionnelle, Editions du Croquant, août 2018, et Philosophie critique en éducation, Didac-philo, novembre 2018.

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