Le coup de foudre, c’est s’émerveiller en un instant. Pour une personne, une œuvre d’art ou un lieu, éventuellement un objet – même si cette dernière option, plus matérialiste, entache trop sa portée pour que je puisse la considérer. Il ne survient que dans certaines dispositions émotionnelles. L’inquiétude, l’angoisse, le stress, le contrôle ou une tristesse lancinante ne sont pas des terrains propices à «l’amour au premier coup d’œil», selon l’expression anglaise (love at first sight). Au contraire, l’ouverture aux nouvelles expériences, la réceptivité aux émotions ou aux sensations que peuvent produire sur nous des êtres, des œuvres ou des lieux apparus dans notre vie le favoriseront.
Les raisonnables et autres rationnel·les peuvent mépriser le coup de foudre, pensant qu’il est l’apanage de personnalités émotionnellement instables. Pourtant, les dispositions intérieures qui permettent de lui céder riment avec une grande force de caractère: la capacité d’être ouvert·e à l’univers qui nous entoure, celle d’aborder l’existence librement, comme une aventure – et non pas de l’enfermer dans une forme dictée par les normes sociales –, celle de suivre ses ressentis et ses émotions, de prendre des risques, d’accepter la possibilité de l’échec et de se savoir capable de s’en relever. Etre réceptif·ve aux coups de foudre, c’est être profondément vivant·e. Car celles et ceux qui en refusent la possibilité, par excès de rationalité ou par peur, ont peut-être une vie plus prévisible, mais aussi plus terne.
Bien sûr, il existe d’autres manières d’entrer en amour, d’apprécier un lieu ou de se nourrir d’une œuvre que le coup de foudre. Parfois, l’amour, l’attachement ou l’émerveillement se construisent progressivement, et peuvent être tout aussi profonds. J’ai eu un véritable coup de foudre pour ma fille quand la sage-femme en fin de carrière qui a suivi mon accouchement en me priant de me dépêcher faute de quoi ce serait les forceps me l’a posée sur le sein. Rien de tel lorsque le sage-homme qui a accompagné la naissance de mon fils en m’invitant à «n’écouter rien d’autre que les convulsions de mon corps, et à les suivre» me l’a mis dans les bras. Pourtant, après quelques semaines, je me suis mise à aimer mon fils autant que sa sœur.
Récemment, je me suis impatientée lors de la projection de Marcello mio, le dernier film de Christophe Honoré. Mais dans les jours qui ont suivi, sa bande-son et sa composition, un entrelacement de touches impressionnistes, d’humour surréaliste et de dérision nostalgique, ont commencé à m’habiter.
Sans étincelle initiale, l’amour romantique m’évoquerait plutôt un conservatisme à la Konrad Adenauer. Démocratie chrétienne, mariage de raison ou arrangé, famille traditionnelle, grisaille, ennui mortel. Pourtant, même dans une société qui est passée par une libéralisation des mœurs, où le degré d’émancipation des femmes est important, un lien amoureux peut naître doucement, au fil d’échanges et de moments partagés. Ce type de lien, tout comme celui qui naît d’un coup de foudre, demande une ouverture. Celle de se laisser surprendre, d’accorder une deuxième chance aux évènements et aux personnes.
Parfois, un coup de foudre n’est pas réciproque et donne lieu à des tourments. Parfois il débouche sur un amour tourmenté. Et le coup de foudre n’est, hélas, pas le seul prérequis pour qu’une relation devienne tumultueuse, voir destructrice. Mais il peut aussi déboucher sur un lien harmonieux. Littérature et cinéma nous en fournissent des exemples. Orgueil et préjugés de Jane Austen est le récit d’un coup de foudre entre Elizabeth Bennet et Mr. Darcy qui se mue en relation féconde. Darcy est frappé par Elizabeth au premier regard; son orgueil l’empêche de le reconnaître. Elizabeth, de son côté, est heurtée par l’arrogance de Darcy. Puis, au fil du temps, l’un et l’autre s’autorisent une compréhension mutuelle, qui débouche sur la possibilité de leur transformation.
De manière nettement plus audacieuse, Modesta, le personnage principal dans L’Art de la joie de Goliarda Sapienza, incarne l’ouverture, tout au long d’une existence, aux coups de foudre et aux opportunités relationnelles, qu’elles soient amicales, familiales ou amoureuses. Dans ce récit révolutionnaire, pourtant surgi dans le contexte de l’Italie des années 1970, marquée par le poids de la morale catholique et des structures patriarcales, Modesta vit ses désirs dans une liberté totale, sans jamais perdre son autonomie. Elle aime des hommes, des femmes, et explore des relations qui échappent aux formes traditionnelles. L’autrice ne décrit jamais ces relations comme des transgressions, mais les met en scène comme des expériences pleinement naturelles et légitimes.
Pour être touché·e par un coup de foudre, il faut s’exposer à la nouveauté, cultiver sa curiosité et accepter l’éventualité d’une déception. Ne pas vouloir prendre ce risque, c’est se fermer à un grand nombre de possibles, car même un rejet peut se transformer en opportunité. Tel être auquel nous avons ouvert notre cœur en vain nous aura permis d’apprendre sa langue et de découvrir sa culture. Tel autre qui nous a éconduit nous aura poussé à nous questionner sur nos valeurs et nos aspirations.
Se rendre disponible aux coups de foudre, c’est vivre avec intensité plutôt que d’observer la vie à distance. Quiconque n’aurait pas de disposition au coup de foudre, ou l’aurait perdue, gagnerait donc à la cultiver!