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De la «sensure» en démocratie

Chroniques aventines

Dans «La République du silence» (in Situations III, éd. Gallimard, 2013), un article rapidement devenu fameux, Jean-Paul Sartre osa jouer d’un paradoxe singulièrement cuisant en affirmant que les Français n’avaient jamais été aussi libres que sous l’Occupation: «Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, arguait-il, chaque pensée juste était une conquête (…), puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement.»

La liberté n’adviendrait-elle que dans l’adversité? Son épanouissement serait-il borné dans nos démocraties libérales? Instruisons ces deux questions en saisissant l’heureuse circonstance de la venue en Suisse romande de l’artiste iranien Amir Reza Koohestani et en épluchant les réflexions de l’un de nos plus estimables penseurs et poètes: Bernard Noël.

Invité par La Bâtie, Koohestani présente Summerless – dernier acte d’une trilogie théâtrale dont les deux premiers volets avaient déjà été accueillis par le festival genevois. Le dramaturge de 40 ans parvient à des intensités brûlantes par une économie de moyens, une sobriété remarquables. On peut raccorder cette plasticité des lignes, ce jeu toujours tenu au goût d’une esthétique pure; le contexte, cependant, dans lequel l’artiste iranien produit ses spectacles nous incite à interroger le rapport de cette épure et de la censure qui sévit dans son pays. Une interrogation d’ailleurs régulièrement portée par la critique occidentale, parfois par suspicion à l’endroit d’œuvres provenant de régimes autoritaires et malgré tout admises à l’exportation.

Koohestani a répondu dans un texte profond intitulé «Ce que nous ne disons pas mais qui est entendu» (in Le Temps que nous partageons, éd. Kunstenfestivaldesarts et Mercatorfonds, 2015). Il relève tout d’abord que le fait de germer à l’ombre de la censure n’annule pas de facto l’acuité sensible et intellectuelle d’une œuvre: tiendra-t-on pour anémiées, interroge Koohestani, les réalisations d’Eisenstein, de Tarkovski ou de Grotowski? «Une liberté totale, tranche même l’artiste iranien, n’est pas la condition nécessaire et suffisante à la création.»

Pour tromper la vigilance des censeurs, le metteur en scène de Summerless relève l’importance cruciale d’éprouver la société à laquelle il s’adresse. L’importance de la sympathie, d’un imaginaire partagé. «A partir du moment où le public connaît les contraintes et tabous subis par des disciplines artistiques telles que le théâtre, la censure est faillible ou du moins contournable. (…) Les images ne sont pas nécessairement celles qui sont données à voir sur scène, mais celles qui se forment dans l’esprit du spectateur, hors d’atteinte de quelque comité de censure que ce soit.» Le spectateur complice animant le geste retenu et prêtant l’oreille aux non-dits.

On trouve indirectement confirmation du paradoxe de Sartre et Koohestani dans deux essais – Le Sens la Sensure (éd. Talus d’approche, 1996) et La Castration mentale (éd. P.O.L., 1997) – signés Bernard Noël.
S’arrêtant sur le cas des théocraties et celui des totalitarismes où la culture était contrôlée par la loi, la morale ou la force, le poète l’assure: «Parce que nul ne l’ignorait, ce contrôle de la signification immédiate renforçait la qualité du sens.»

Mais la pensée de l’essayiste nous intéresse plus encore lorsqu’elle se retourne sur notre propre réalité, celle des régimes libéraux. Dans ceux-ci, note Bernard Noël, «l’illusion» de la liberté est vivace: «Toute parole est permise afin que, par l’inflation, toute parole soit doucement privée de sens.» Minant l’effort pour mettre le réel en perspective, ladite inflation du langage abîme la qualité des actions et des relations humaines: «tout (…) devient égal, et bientôt également indifférent.»

Noël invente le concept de sensure pour exprimer cette détérioration du sens. Elle trouve, selon lui, l’une de ses origines dans le triomphe de l’économique et dans l’obsession de la consommation – laquelle est «pure mortalité».

Poussant plus loin, Noël s’autorise à nommer «totalitarisme mental» la contrainte qui s’insinue sous nos latitudes. «Le pouvoir a compris depuis longtemps que censurer la liberté d’expression n’était qu’un pis-aller et que, pour être efficace, il lui fallait s’attaquer à la liberté de penser», lieu matriciel du sens. La supériorité des pays libéraux, ajoute-t-il, «consiste dans la découverte du moyen de manipulation le plus payant parce qu’il est (…) indolore, subtil, invisible et très efficace».

La tolérance dilue la contradiction, en supprime les effets.

Puissent l’art traqué comme la poésie vraie aiguillonner notre attention à l’infime. Puissent le moindre geste peser, la parole tue ouvrir sur l’ineffable.

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org)

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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