Accueil des réfugiés, question de volonté
La confusion entre réfugiés et migrants peut être fatale au droit d’asile, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire1>Y. Brutsch, agora, «Réfugiés: les nouveaux damnés de la terre», Le Courrier du 26 juin 2018.. Mais en lui-même, l’accueil des réfugiés n’est pas la corvée qu’on nous dépeint aujourd’hui pour mieux s’en détourner. Et notre vieille Europe qui renie ses valeurs en se barricadant pourrait parfaitement remplir sa mission à l’égard des nouveaux damnés de la terre dont je parlais alors. Des solutions existent. Un autre asile est possible. Pour avoir été engagé dans tous les débats sur l’asile depuis 1985, j’aimerais en esquisser ici les principaux axes. Même si je dois avouer mon scepticisme, tant il est difficile de percevoir actuellement, dans notre pays comme sur tout le continent, la volonté d’aller dans ce sens.
Accélérer les procédures n’est pas, en soi, un thème de discussion. C’est une nécessité. Je l’ai proposée, comme porte-parole d’associations de défense du droit d’asile, dès 1988. Mais tout est dans la manière. Pour ne pas affaiblir le droit d’asile en bâclant les procédures, il convient tout d’abord d’affecter des effectifs suffisants à l’examen attentif des demandes d’asile, et trancher immédiatement les cas les plus évidents. Car si les procédures traînent en longueur, cela n’a souvent rien à voir avec leur complexité. De tout temps, les autorités ont choisi de laisser en suspens des demandes qui aurait pu être acceptées d’emblée, au motif que des décisions positives rapides créeraient un appel d’air. Regardez ces réfugiés syriens, dont personne ne peut nier qu’ils remplissent les critères de la Convention de Genève de 1951, mais que l’on maintient pendant des années dans un statut de requérants indigne et contraire à toute logique d’intégration.
La réforme en cours dure depuis sept ans sans résultats probants
Il faut ensuite admettre qu’un examen rapide et définitif des dossiers d’asile ne passe pas par la réduction des délais de procédure, destinée à prendre les requérants de vitesse et à entraver les recours. Il implique au contraire le droit plein et entier à une véritable assistance juridique. Car les candidats à l’asile doivent pouvoir se défendre valablement pour que les décisions prises ne débouchent plus sur d’innombrables demandes de réexamen ou de révision. C’est malheureusement le contraire que Madame Simonetta Sommaruga a entrepris en multipliant les chicanes procédurales et en instituant un très curieux système de représentation juridique qui consistera surtout à tenter de convaincre les requérants de se résigner, tout en refusant une assistance juridique aux cas complexes, traités hors des centres fédéraux.
Notre pays s’est ainsi lancé dans une restructuration de l’asile qui implique une réorganisation gigantesque. Une véritable usine à gaz qui absorbe depuis des années des forces qui font défaut pour la prise de décisions correctement motivées. On nous a vendu tout cela comme une urgence, mais la réforme en cours dure déjà depuis sept ans sans résultats probants. En outre, le système Dublin, sur lequel cette réforme table pour assurer la majorité des renvois depuis les centres fédéraux, est en train de s’effondrer sous nos yeux! La Suisse, qui n’a cessé de renvoyer des requérants vers une Italie surchargée porte d’ailleurs une lourde responsabilité et dans les blocages actuels.
Pratiquer correctement le droit d’asile passe aussi, bien sûr, par des renvois. Car l’examen des motifs d’asile, comme tout examen, débouche inévitablement sur des succès et des échecs. Mais ces derniers seront moins contestés lorsqu’ils résulteront d’une procédure véritablement équitable. L’organisation des départs pourra aussi redevenir effective lorsqu’on considérera les pays d’origine comme des partenaires qui méritent notre respect, plutôt que de chercher à leur forcer la main en leur renvoyant des déboutés dont l’origine est incertaine.
Tout cela va coûte cher? Peut-être. Mais bien moins que les coûts induits par une politique d’intégration tardive et par le maintien dans la clandestinité d’innombrables «sans-papiers» que l’on refuse de régulariser, alors que ceux qui travaillent font, par là-même, la preuve qu’ils répondent à un besoin.
Des réalités que les technocrates de l’asile feraient mieux de prendre en compte
Le sommet européen du 28 juin va hélas à fin contraire. Croire que l’on empêchera les arrivées en renforçant encore Frontex, la police des frontières européennes, est un leurre. Cela ne contribue qu’à enrichir les passeurs, qui augmentent leurs prix en fonction des difficultés. Les risques pris par les réfugiés et les migrants sont énormes. Pourtant, face aux milliers de morts dans le Sahara et de noyés en Méditerranée, ceux qui parviennent à passer sont encore 10 ou 100 fois plus nombreux. Lorsque l’on fuit l’enfer, le jeu vaut malgré tout la chandelle, et les promoteurs de «l’Europe forteresse» doivent s’y faire: ils ne les arrêteront pas. Seuls les «réfugiés de la misère» n’arrivent pas jusqu’à nous, contrairement à ce qu’on nous affirme pour dévaloriser les demandes d’asile. Eux n’ont pas les moyens de se déplacer plus loin que dans leur région d’origine.
L’Europe, qui s’inspire ici directement du «modèle» suisse, se prépare donc à «accueillir» les nouveaux arrivants dans des centres fermés, et ceux qui y seront sélectionnés pour obtenir l’asile seront répartis entre les Etats membres. C’est une folie. Imagine-t-on ce que cela signifie pour ceux qui arrivent traumatisés par ce qu’ils ont vécu dans leur pays d’origine et durant leur voyage que de se retrouver en prison au moment même où ils croyaient avoir enfin gagné leur liberté? Comment croire que les procédures seront menées dans ces centres fermés dans le respect de nos principes juridiques, alors que l’isolement mettra ces réfugiés à la merci de procédures arbitraires menées tambour battant, sans véritable assistance juridique? Et que dire des perspectives d’intégration pour ceux qui se trouveront admis à rester en Europe, s’ils sont répartis autoritairement sans tenir compte de leurs attaches familiales et culturelles?
La logique des plans échafaudés à Bruxelles va se heurter immanquablement à des réalités que les technocrates de l’asile feraient mieux de prendre en compte, plutôt que de multiplier les drames humains. Entre ceux qui quitteront leur pays d’attribution pour rejoindre coûte que coûte leurs proches, et les déboutés qui prendront le parti de plonger dans la clandestinité, comme l’ont fait 30% de ceux qui ont été recalés du «centre test» institué ces dernières années à Zurich, l’Europe n’est pas prête de voir cesser les «mouvements secondaires» qu’elle voudrait tant juguler.
Résoudre véritablement la question des migrations ne passe pas par ce genre d’expédients, mais par une véritable révolution copernicienne. La colonisation a laissé derrière elle des Etats aux frontières artificielles souvent dirigés par des élites corrompues, et dont les richesses naturelles continuent d’être pillées par nos multinationales. Notre mode de vie occidental n’est pas viable à long terme. Il nous faudra bien, tôt ou tard, accepter l’idée de partager nos richesses avec les populations du Sud, plutôt que de continuer d’accroître les inégalités et de détruire l’équilibre écologique. On voit déjà s’esquisser de nouvelles migrations dues aux changements climatiques. Une chose est sûre: il n’est pas pensable de déplacer les populations du Sud vers le Nord. Il nous revient donc d’aider le Sud à assurer un avenir. Si nous n’y consentons pas, l’Europe forteresse n’y résistera pas.
Un autre asile est possible
On s’est beaucoup demandé, à l’issue du sommet du 28 juin, qui avait gagné. Angela Merkel, qui sauve sa tête avec l’accord européen? La France de Macron ou l’Italie de Salvini, champions des invectives? Les réfugiés, qui sont pourtant les premiers concernés, apparaissaient peu dans les commentaires. Ce sont pourtant eux les grands perdants. Car aujourd’hui, une chose est claire. Cette Europe qui a inventé le droit d’asile est décidée à tout faire pour s’y soumettre le moins possible. N’y a-t-il vraiment pas d’alternative?
Non, il n’y en a pas en l’état actuel des opinions publiques, happées par la xénophobie et le nationalisme. Mais faisons un rêve. Imaginons que les gouvernements cessent de jouer avec les peurs pour légitimer le démantèlement du droit d’asile auquel on assiste depuis tant d’année. En Suisse, depuis 30 ans, on n’a cessé de parler de réfugiés économiques alors que les guerres civiles se multipliaient. Que l’on admette enfin que la grande majorité des requérants fuient légitimement la violence, et l’espace sera alors créé pour une autre politique.
Résumons-nous: l’intégration doit être immédiate. Pas après des années de procédure qui habituent à vivre en marge de la société. La société civile y est prête, comme le montre les innombrables initiatives de solidarité qui apparaissent partout, au contact des réfugiés. Mais les carences administratives et le manque de moyens humains retardent indéfiniment les décisions, et les nouveaux centres fédéraux, comme les futurs centres contrôlés européens vont à fin contraire. Les décisions en matière d’asile doivent être respectées. Mais le renvoi des déboutés ne peut être accepté lorsqu’il résulte d’une procédure arbitraire qui joue avec la vie et la mort de ceux qui viennent nous demander asile. Si elles doivent être rapides, ce procédures impliquent une véritable assistance juridique qui permette aux requérants de défendre pleinement leur cause. Il faut des procédures irréprochables pour que les décisions soient acceptées.
Plus globalement, et à long terme, il faudra aussi que l’Europe, qui a bâti sa prospérité sur le pillage des ressources du tiers monde, accepte enfin de lui renvoyer l’ascenseur avec une sorte de plan Marshall, afin de permettre à l’Afrique, notamment, de sortir du trou noir où l’histoire l’a poussée. Car la misère est la source de trop de dictatures et de guerres civiles qui jettent sur les routes ceux qui sont privés d’avenir. Aujourd’hui, l’aide publique au développement reste pourtant largement inférieure à l’argent que les diasporas envoient dans leurs pays d’origine. Faut-il dès lors s’étonner que ces derniers manifestent peu d’empressement à rependre ceux que nos pays voudraient leur renvoyer? A ce jeu là, la migration a encore de beaux jours devant elle, et l’Europe a du souci à se faire.
Notes
Spécialiste de l’asile, Genève.