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Réfugiés: les nouveaux damnés de la terre

La notion du statut de réfugié se dissout dans la problématique, beaucoup plus large, des migrations, analyse Yves Brutsch. Ce qui contribue à affaiblir le droit d’asile.
Asile

Qui plus que les réfugiés peuvent être qualifiés aujourd’hui de «damnés de la terre»? Ils ont dû tout abandonner pour fuir leur pays, et les voilà aujourd’hui rejetés de partout. Pire, même ceux qui les soutiennent sont en train, sans s’en rendre compte, de faire disparaître la notion même de réfugié, très précise en droit, dans une problématique beaucoup plus vaste, qui est celle des migrations. Parler à tout va et sans discernement des migrants est très pratique. Cela évite de discriminer qui que ce soit. Mais c’est aussi idéal pour les gouvernements qui ont de longue date utilisé le concept de «réfugiés économiques» pour affaiblir le droit d’asile.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la communauté des nations a voulu interdire la répétition de multiples drames humains en formalisant, dans la Convention de Genève de 1951, l’obligation d’assurer l’accueil de ceux qui fuient les persécutions et de leur accorder un statut leur permettant de refaire leur vie dans un pays d’asile. La définition du réfugié qui figure dans ce texte fondamental fait aujourd’hui référence. Mais il faut avoir le courage de le dire: appliquer cette définition implique d’examiner si les motifs invoqués sont bien fondés. C’est à dire de faire un tri.

S’opposer à ce tri, c’est devenu aujourd’hui l’urgence pour de nombreux défenseurs de l’asile, qui tiennent aussi à s’affirmer solidaires de tous les migrants. En France, tout le monde associatif rassemblé dans les états généraux de la migration a adopté unanimement le 28 mai dernier un texte exigeant un «accueil inconditionnel», la «fin de toutes les formes d’enfermement pour entrée ou séjour irréguliers» et la «liberté d’entrée et d’installation dans l’espace européen pour les personnes étrangères à l’UE». Et cette logique se retrouve aussi en Suisse dans nombre de déclarations militantes.

J’aimerais beaucoup que cette utopie devienne un jour réalité. Mais pour avoir été plongé pendant un quart de siècle au cœur des débats sur l’asile, je vois surtout que cette logique contribue à tuer le droit d’asile. Entre «tout le monde doit partir», comme le souhaite une extrême droite toujours plus présente en Europe, et «tout le monde doit rester», la défense du droit d’asile n’a plus guère de place. Or ce droit, qui existe, avec ses limites et ses contradictions, est essentiel pour des milliers de victimes de la violence et de l’oppression. Renoncer à le défendre pied à pied pour lui substituer une revendication globale inaudible par les opinons publiques et inapplicable par les pouvoirs publics est une erreur. Loin de moi l’idée qu’il faut abandonner les migrants à leur sort. Rouvrir des canaux d’immigration légale, régulariser autant que possible ceux qui se retrouvent dans une impasse, tenter d’assurer le développement de pays victimes d’une économie prédatrice: tout cela peut et doit se discuter. Mais cela ne relève pas du droit d’asile.

Dans le prolongement de l’odyssée de l’Aquarius, qui consacre l’échec du système Dublin, l’Europe cherche fébrilement une solution. Or plus on parle d’accélération des procédures et de répartition entre les membres de l’UE, plus on voit se profiler comme seule réponse concrète le renforcement des frontières (donc le développement des filières mafieuses…) pour tenter de laisser les migrants à l’extérieur. Ce qui revient à chercher à convaincre les pays d’Afrique du Nord et du Sahel de créer des camps d’internement où le pire devient possible. L’idée d’ailleurs n’est pas nouvelle. Berlusconi avait déjà passé un accord ans ce sens avec le colonel Kadhafi dans les années 2000 et toute l’Europe s’apprêtait à lui emboîter le pas. Seule le printemps arabe et la guerre en Libye ont empêché que ce pays ne devienne le grand centre de tri rêvé par beaucoup. Lors de la crise de 2015, c’est d’ailleurs sur ce modèle que l’UE a négocié avec la Turquie pour qu’elle garde dans ses camps les réfugiés syriens. Sauf qu’il n’y a même pas eu de tri, dans ce contexte. Car tous les Syriens auraient eu droit à l’asile, et les pays européens, qui promettaient, pour faire bonne figure, d’en relocaliser un certain nombre, n’en ont finalement accepté qu’un nombre dérisoire.

Le durcissement du droit d’asile n’a pas cessé depuis des décennies. La figure du réfugié économique a beaucoup été utilisée pour conduire l’opinion publique à l’accepter. En 1989 déjà, le rapport sur la stratégie en matière d’asile présenté par Peter Arbenz évoquait l’arrivée potentielle «de millions d’indigents venus du monde entier». L’UDC a fait son miel de cette rhétorique, et ceux qui mêlent aujourd’hui indistinctement les réfugiés et les migrants ne font qu’apporter de l’eau à son moulin. La panique qui se réactive régulièrement face à une «crise» des migrations savamment entretenue (toute l’Europe a délibérément laissé la Grèce et l’Italie se débrouiller avec la logique de Dublin) ne peut conduire qu’à des solutions extrêmes. Il faudrait, pour y faire face, beaucoup de lucidité et de persévérance. Mais qui est encore prêt à défendre les réfugiés?

* Ancien porte-parole de diverses associations de défense du droit d’asile, Genève.

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