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Soixante-huit, révolte ou révolution?

Toute agitation sociale n’est pas un courant objectivement révolutionnaire anticapitaliste, relève Christian Mounir. Revenant sur le numéro «spécial Mai 68» du Courrier, il propose un autre regard critique sur les événements de mai-juin 1968. Point de vue.
Soixante-huit, révolte ou révolution?
En Suisse, des critiques ciblant le principe de la paix du travail se font entendre après Mai 68. Les années 1970 verront fleurir des grèves spontanées en rupture avec les grandes centrales syndicales. Photo: cortège du 1er Mai 1971 à Genève. KEYSTONE
Histoire

Cinquantième anniversaire oblige, le mouvement contestataire de Mai 68 a récemment nourri une importante couverture médiatique. Dont un numéro «spécial Mai 68» publié par Le Courrier, dans lequel on retrouve bien des aspects du chambardement social, mais aucune explication concernant ses causes, et pas grand-chose sur ses conséquences pour le mouvement ouvrier. En fait, il aurait existé un contenu révolutionnaire propre à Mai 68, auquel n’aurait manqué qu’«une coordination et une organisation implantée en milieu ouvrier et des ‘conseils ouvriers’», selon Alain Krivine, interviewé par Le Courrier, qui ajoute: «On criait ‘le pouvoir aux travailleurs!’ et personne n’en voulait!».

Singulière situation que celle d’un mouvement révolutionnaire dans une situation révolutionnaire sans… volonté révolutionnaire! En mai 1968, la situation sociétale était-elle objectivement révolutionnaire? Et s’agissait-il bien d’un mouvement social révolutionnaire? Autrement dit, le pouvoir était-il réellement à prendre?

Des courants très disparates, autour desquels aucune unité de projet n’a jamais germé

Une situation révolutionnaire se caractérise principalement par une crise généralisée économique, sociale, politique, idéologique et psychologique, un effondrement institutionnel de l’Etat et, en particulier, un affaiblissement notable de son appareil répressif, débouchant sur une désorientation et une disposition de très larges secteurs de la population à la recherche d’une alternative. Or rien de tel n’a existé nulle part dans l’Occident de 1968 – pas même à l’Est où les courants contestataires étaient essentiellement réformistes pro-capitalistes. A tel point qu’une importante composante libertaire du mouvement soixante-huitard, les «autonomes» notamment, était tout à fait hostile à la perspective d’une société planifiée par un pouvoir prolétarien dont ils percevaient bien qu’il aurait imposé un ordre et une discipline contraires à leurs aspirations. «Et avec juste raison. Car il s’agit effectivement de l’abolition de l’individualité, de l’indépendance et de la liberté bourgeoises»1>Karl Marx, Manifeste du Parti communiste, Bibebook, édition Kindle, pp. 319-320., ainsi que Marx déjà caractérisait la révolution socialiste. Beaucoup reconnaissaient volontiers que le laisser-faire libéral leur offrait bien plus de «libertés»!

Une analyse approfondie des conditions et des forces sociales à l’œuvre dans et autour de la «révolte» soixante-huitarde met en évidence en réalité des courants très disparates, autour desquels aucune unité de projet n’a jamais germé. Avec une dominante de recherche de solutions réformistes à des problèmes de société (guerre impérialiste, droit du travail, émancipation de la sexualité, réforme des études, participation dans les entreprises et à l’université, etc.) comme «projets alternatifs», libertaires ou libérateurs bien plus que de renversement de l’ordre social dominant. Et avec aussi, dans la plupart des courants, une dominante intellectuelle volontiers élitiste, fort éloignée d’une ligne démocratique de masse. Et ce, en dépit d’un formalisme et d’une phraséologie révolutionnaire velléitaire – on chantait «Nous sommes les nouveaux partisans»! Quelques «desperados» minoritaires, pensant forcer le cours de l’histoire, dérivèrent dans la voie du terrorisme anarchiste. Quant au mouvement ouvrier, ses revendications avaient essentiellement trait aux aspects légaux, matériels et économiques de l’exploitation de leur force de travail. Des décennies de collaboration de classe de leurs organisations avaient considérablement émoussé la conscience de classe et politique orientant les luttes.

On peut donc en conclure que si personne, à aucun moment, n’a perçu la moindre fracture dans le pouvoir hégémonique des classes dominantes, si le peuple en armes que met en scène le célèbre tableau de Delacroix La Liberté guidant le peuple était aux abonnés absents, c’est à coup sûr que la situation n’avait rien de révolutionnaire, au sens d’une perspective de prise de pouvoir alternative! Le gros de la population n’était pas acquis à un «changement de régime» et a continué à vaquer à ses occupations, à faire ses courses au supermarché et à partir en vacances – soixante-huitards compris! Au gouvernement, en France, seul le vieux président de Gaulle – il a 78 ans – en perte de phase avec le pays croit à une insurrection. Risquant d’entraîner le pays dans une aventure sanglante, il prend contact avec le général Massu stationné en Allemagne avec ses parachutistes qui s’étaient illustrés dans les exactions en Algérie. On a à ce sujet rapporté ce propos de bon sens et de désaveu d’un de ses ministres: «Mais enfin, mon général, ce sont nos enfants, ils ne sont pas armés, cela n’a rien d’une insurrection, c’est un monôme!». Propos qui reflète bien la confiance qui prévalait dans la solidité des institutions et l’absence de toute hypothèse qu’elles fussent mises en danger par les événements! Pierre Goldman, intellectuel militant d’ultra-gauche, observait avec lucidité: «(…) la tactique du gouvernement (…) était subtile, efficace. (…) L’art du régime ne fut pas d’être violent. Il fut plutôt de savoir maintenir l’affrontement dans des limites pacifiques, d’où l’emploi d’armes était banni, tandis que les révoltés s’imaginaient en pleine insurrection et assouvissaient ainsi fictivement leur désir de Révolution»2>Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, Ed. Points, 1975..

La contradiction principale à l’œuvre au sein de la réalité socio-économique au fondement de ces événements était plutôt de l’ordre de la nécessité d’un profond remaniement. Pour synthétiser par une formule: le mode de production électromécanique était bousculé par le mode de production électronique. Les années 1963-1971 voyaient en effet l’essor de la micro-électronique de troisième génération à circuits intégrés. Cette «révolution» allait bouleverser l’organisation et les modalités de la production comme les besoins d’éducation, de formation et de recherche, et transformer aussi le statut de l’Université. Ce n’est pas par hasard que c’est précisément la génération arrivant massivement sur le marché de la formation et du travail qui anime le cœur de la révolte et qui réclame la réforme de l’organisation des études, du travail et des rapports sociaux. Ou, pour le dire avec le lucide et brutal constat de Régis Debray, «Mai 68 est le berceau de la nouvelle société bourgeoise»3>Bernard Cassen, «Une ‘modeste contribution’ de Régis Debray; Mai 68 comme révolution culturelle du capitalisme», Le Monde Diplomatique, septembre 1978.. Contexte qu’avait déjà signalé Marx: «La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux. (…) Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes»4>Marx, Manifeste, pp 103-104.. Toute agitation sociale n’est pas un courant objectivement révolutionnaire anticapitaliste.

Plusieurs autres «pôles» ou courants à l’œuvre sont évoqués dans le dossier, notamment par Jean Batou5>Le Courrier du 18 mai 2018, p. 16.. Mais sont omises certaines composantes qui, elles, travaillent véritablement le mouvement ouvrier en Suisse. D’abord, l’héritage de la Paix du travail, avec son lourd contentieux sur le rôle de régulateur social joué par les partis de gauche et les syndicats – modèle qui, alors, craque aussi du côté des exigences du patronat de «rationaliser» le processus de production. C’est l’époque des premiers conflits sociaux et grèves spontanées face à des initiatives «unilatérales» du patronat. Ainsi peut-on lire sur la banderole de tête d’une manifestation: «Les patrons ont rompu la paix du travail, organisons la riposte!»

On ne peut pas dire que Mai 68 n’a pas «changé le monde»

Ensuite, la lutte contre le scélérat statut du saisonnier, forme moderne hybride d’esclavage et de salariat en contradiction totale avec la Convention européenne des droits de l’homme à laquelle, du reste, la Suisse a été le dernier Etat occidental à adhérer, en 19746>«Une condamnation de la Suisse est inimaginable»: Il y a 40 ans, la Suisse adhérait à la Convention européenne des droits de l’homme. Archives fédérales suisses, https://bit.ly/2tLq2g7. Enfin, le courant qui anime le profond remaniement au sein du mouvement communiste international dans le cadre du «Débat sur la ligne générale»7>Propositions concernant la ligne générale du mouvement communiste international. Réponse du Comité central du Parti communiste chinois à la lettre du 30 mars 1963 du Comité central du parti communiste de l’Union soviétique, Pékin 1965, ed. en langues étrangères, 609 p.. Il s’agit d’un ensemble de critiques méthodiques, adressées en 1966 par le Parti communiste chinois à celui de l’Union soviétique et de ses «partis frères» relativement à une série de déviations des principes du communisme. A l’instar de ce que fut en son temps la «Conférence de Zimmerwald», ce courant a permis la réorganisation du prolétariat révolutionnaire au sein d’organisations marxistes-léninistes8>Coordination internationale des partis et organisations révolutionnaires (ICOR). Pour la section francophone: www.icor.info/fr.

Il s’inscrit aujourd’hui dans le contexte transnational de la «mondialisation» de la production et des luttes globalisées contre un mode de production capitaliste au sein duquel se profile la menace croissante d’un conflit majeur, dévastateur de la planète entière9>Stefan Engel, Alerte à la catastrophe! Que faire contre la destruction délibérée de l’unité de l’homme et de la nature?, Revolutionärer Weg (RW), organe théorique du Parti marxiste-léniniste d’Allemagne, N°35/2014, 2014, trad. Essen 2015, Vlg Neuer Weg, 336 p. et qui met en danger l’avenir même de l’humanité10>Stefan Engel, La nouvelle organisation de la production internationale. Crépuscule des Dieux sur le «nouvel ordre mondial», RW N°29/2003; trad. Paris 2006, L’Harmattan, 620 p.. De manière que des partis de militants issus essentiellement de la classe ouvrière soient aptes à réaliser, le «moment révolutionnaire» venu, leur tâche historique de «coordination des luttes»11>Stefan Engel, L’aube de la révolution socialiste internationale, RW, id., N°32/2011, trad. Essen 2014, Vlg Neuer Weg, 360 p. pour la transition révolutionnaire au socialisme. C’est là sans conteste, parmi les multiples courants qui ont animé 1968 et ensuite, celui qui en effet en a été et en demeure la composante révolutionnaire.

On ne peut donc dire que Mai 68 n’a pas «changé le monde» ni tenu ses promesses. Il a même tenu ses dernières deux fois! D’abord en réactivant la pertinence du projet du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, dont on fête le 170e anniversaire de la première édition en français au moment des Journées de Juin 1848, comme aussi sur le plan de la démocratie bourgeoise. Les transformations sociétales qui en sont issues sont telles que la société d’après n’a plus grand-chose de commun en terme d’émancipation et de libertés civiles avec les rigidités et les pesanteurs de celle d’avant.

Notes[+]

* Genève. Membre de la Coordination internationale des partis et organisations révolutionnaires (ICOR).

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