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Forget Cohn-Bendit

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L’histoire officielle nous incite à lire Mai 68 comme un drame générationnel, un moment d’expression joyeuse et libératoire ayant provoqué la conversion d’un ordre bourgeois autoritaire à une société aux mœurs plus libérales. Suivant la doxa, l’individualisme jouisseur de la modernité serait le produit direct des aspirations de Mai.

Dans Mai 68 et ses vies ultérieures (paru d’abord en anglais en 2002 puis dans notre langue), l’auteure américaine Kristin Ross s’insurge contre cette interprétation. Elle rappelle avec à-propos que sont advenus – lors de ce fameux Printemps – le plus grand mouvement de masse de l’histoire, la grève la plus suivie du mouvement ouvrier français et une insurrection «générale» unique en Occident depuis le terme du second conflit mondial.

Comment comprendre dès lors la dépolitisation de ce fait historique? L’événement, pour l’auteure, a été confisqué de deux façons: par les sociologues et par le récit de quelques-uns de ses acteurs ou agents.

Confiscation par les sociologues, d’abord – lesquels ont rapporté les sujets du mouvement tantôt à la catégorie de «milieu étudiant» tantôt à celle, proprement sociobiologique, de «génération» (ce fut le cas d’Edgar Morin, notamment).

Ces analyses ont pour point commun de négliger (si ce n’est de nier) le lien entre étudiants et ouvriers redoublant ainsi symboliquement le geste de la police de l’époque, laquelle avait ordre d’empêcher le déploiement d’une telle jonction.

Ross évoque ensuite l’influence – entretenue par les médias – des récits autobiographiques des leaders ou militants «repentis». Leur évolution personnelle tend à tordre le regard rétrospectif porté sur Mai: «ce que Bernard Kouchner, André Glucksmann ou Daniel Cohn-Bendit (auteur d’un symptomatique Forget 68) pensent à un moment donné est automatiquement assigné à Mai 68.»

Parallèlement, le discours éthique autour des droits de l’Homme tenu par les Nouveaux philosophes a, lui aussi, contribué à déchoir le politique – sans craindre pourtant de basculer à l’occasion dans ce que Guy Hocquenghem (in Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, 1986) appelait le «moralisme guerrier».

Pour retrouver le «véritable» esprit de Mai, Kristin Ross ne s’en tient pas aux récits subjectifs ultérieurs relayés par les médias dominants; elle ne s’arrête pas non plus aux leçons des Lefort ou de Certeau. Puisant à des sources différentes (les films documentaires, les revues éphémères, entre autres) et, surtout, élargissant le cadre temporel de l’analyse en partant du milieu des années 1950 pour aller jusqu’au milieu des années 1970, Ross conclut que 68 n’est pas avant tout une «grande réforme culturelle», «l’aube d’un nouvel individualisme», ni même une révolte de la catégorie sociale des «jeunes». Elle parvient à identifier nettement trois cibles idéologiques récurrentes du mouvement de Mai: le capitalisme, l’impérialisme et le gaullisme.

Plusieurs éléments semblent avoir joué avec insistance sur les esprits et les revendications de l’époque: la guerre d’Algérie, ses atrocités au sud de la Méditerranée comme à Paris et, subséquemment, une profonde «désidentification» avec l’Etat; l’héroïque résistance de la paysannerie vietnamienne face à la superpuissance américaine – signe de l’extension du domaine du possible (comme le releva Sartre); le tiers-mondisme, apparu dans les années 1950, reconnaissant une subjectivité politique à des peuples autrefois négligés (et regardés par la suite par les Nouveaux philosophes en peuples-objets composés alternativement de victimes ou de barbares); la proximité entre le campus de Nanterre et le pire bidonville de la banlieue (point signalé par Henri Lefebvre); l’émergence d’un marxisme critique, antistalinien ainsi que la remise en cause de la représentation communiste politique et syndicale officielle.

Les revendications des ouvrières et des ouvriers n’étaient pas qu’économiques: les «avancées» de Grenelle (revalorisation du minimum salarial, extension des droits des syndicats dans les usines) ne comblèrent pas l’attente des grévistes de Renault-Billancourt ou d’ailleurs. Car cette attente tenait à la fois au modèle de production, à la structure syndicale et à la société gaulliste.

Occuper les usines – comme le précise un pamphlet anonyme d’avril rapporté par Ross – signifiait la volonté d’être maître sur son propre lieu de travail.

Sur le plan de l’action politique, Ross croit percevoir des résonances luxemburgiennes dans le déploiement des comités d’action – structures souples issues de la base et dénuées de plate-forme prédéfinie.

On refusait les hiérarchies fondées sur la distinction des qualifications culturelles comme celles établies entre activités manuelle et intellectuelle. L’idée-force de Mai tenait même précisément dans la conciliation de la contestation intellectuelle et des luttes des travailleurs, dans ces «alliances imprévisibles à travers les secteurs sociaux».

La notion de Liberté, observe Ross, a effacé celle d’Égalité dans les interprétations de 68. Un effacement qui témoigne davantage d’une défaite idéologique devenue patente dans les années 1980 que de l’aspiration profonde des années 1960 et de ce Mai désormais quinquagénaire.

Force est donc d’admettre que l’appréhension qu’inspire ce moment d’histoire nous impose de cesser d’être obnubilés par le crépuscule de ses «idoles».

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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