Chroniques

Harcèlement des consciences

Harcèlement

Non! Je n’ai pas «balancé mon porc». Evidemment, à mon âge, je pensais n’en avoir aucun à balancer. Mais en cette période de harcèlement de la mémoire, cela m’a inquiétée: au temps de ma folle jeunesse, avais-je manqué de charmes au point que personne, jamais, n’eut l’idée de me coincer dans un ascenseur ou de m’inviter de manière pressante à des ébats non souhaités? Un regard dans le rétroviseur de la vie m’a, si j’ose dire, rassurée.

Je me revois, à quinze ans, pelotée un soir par un ami de mes parents; à vingt-trois par un cousin de mon mari; à seize ans, collée contre un mur par un quasi inconnu à la sortie d’un cinéma. Puis vient le lot ordinaire de propos salaces et de triviales poursuites. C’est aussi un conseiller d’Etat qui, de la tribune du Grand Conseil, m’adresse des propos égrillards, suscitant les rires gras de l’assemblée. Puis vient la violence à l’état brut, celle qui lacère l’intimité. Alors oui, «#MeToo»! C’est tellement facile de se remémorer ces gestes, ces obscénités, ces insultes qu’on ne sait même plus quel dégoût ou quelle honte on a pu ressentir. Trente ans de silence, à se traiter de gourde pour s’être fourrée dans des situations périlleuses. Pour beaucoup d’entre nous, ce qui frappe c’est le temps qu’il nous a fallu pour régurgiter ce passé soigneusement refoulé.

Parce que c’était dans l’ordre des choses. Parfois on se moquait (du vieux cochon qui se masturbait devant nous, les filles), parfois on s’enfuyait, parfois on restait plantée là, tétanisée comme la souris devant le serpent. Par la suite, dans le sillage de mai 68 («Vivre sans temps mort, jouir sans entraves»), certaines d’entre nous ont entamé avec gourmandise une époque foisonnante de libertés, y compris sexuelle. Coucher avec qui on voulait, quand on voulait, c’était ce qu’on croyait devoir faire pour correspondre à l’image de la femme émancipée, devenue actrice de son plaisir. A vrai dire, on s’y conformait en ravalant ses frustrations, car les valeurs d’attachement et de fidélité étaient devenues ringardes. De là ce sentiment, si largement répandu, de n’être victime que de soi-même.

Il faut admettre qu’il y a des degrés dans le harcèlement. A force de balancer non seulement les prédateurs mais aussi les lourdauds, les branleurs, les pathétiques, on a tendance à tout mettre dans le même panier. Qu’y a-t-il de commun entre l’indignation plus ou moins complaisante de dames respectables choquées d’avoir été traitées avec concupiscence ou obscénité (tout en cachant leur terreur de n’être plus désirées) et le traumatisme sans mots des anonymes victimes de chantage, de contrainte ou de viols? Entre la starlette aguicheuse qui couche pour obtenir un rôle (ce que d’aucuns nomment cyniquement la «promotion canapé», tant la méthode fait partie du système), et la vendeuse de supermarché qui encaisse sans broncher les avances perverses de son chef de rayon, non pas pour obtenir un meilleur salaire, mais juste pour ne pas perdre son emploi, le rapport de force n’est pas tout à fait le même. Quand des actrices devenues célèbres se réveillent trente ans plus tard pour «balancer leur porc», quand des conseillères nationales s’offusquent, à juste titre, que des collègues masculins leur fassent endurer gestes et propos graveleux, cela provoque un séisme de grande amplitude et ça remplit les gazettes. En revanche, l’employée qui dénonce son harceleur à la justice (finalement de nous toutes la seule à se montrer véritablement courageuse) ne fait pas le poids, ni dans les médias ni devant le tribunal: dans huit ou neuf cas sur dix, sa plainte est classée sans suite.

La libération de la parole à laquelle on assiste aujourd’hui réussira peut-être à renverser les rôles et à faire en sorte que le sentiment de culpabilité change de camp. Et si le flux inarrêtable des témoignages mettait à nu, non pas la faiblesse des victimes, mais plutôt la misère affective et sexuelle de nombreux harceleurs? Voir les choses sous cet angle permettrait aux femmes d’éviter la victimisation et d’adopter une posture conquérante de détermination et de liberté. Rester au contraire dans la logique de la protection, en ces temps où montent les obsessions sécuritaires et les appels à la sévérité des châtiments (ceux-là mêmes que lançait sans désemparer le conseiller national Yannick Buttet), présente le risque qu’à trente ans d’écart, on balance non seulement les porcs, mais aussi les mirages libertaires engendrés par le joyeux foutoir des années 70, au profit de l’ordre et de la morale. En tout cas, dans sa tombe, Jean-Pascal Delamuraz doit pousser un profond soupir de soulagement posthume…

Ce tintamarre pour arriver à quoi? Récemment, j’ai rêvé que j’administrais un grand coup de pied au cul (avec des chaussures à talon, s’il vous plaît) à un type qui m’importunait dans la rue. De toute ma vie, je n’ai jamais été capable d’un tel geste. Ça ferait pourtant tellement de bien!

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Harcèlement

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