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La photo pour changer le monde

EST-CE BIEN RAISONNABLE?

L’Ivoirienne Joana Choumali figure parmi les dix-huit photographes du monde entier à avoir été sélectionnés cette année pour être les lauréats du Magnum Emergency Fund 2016. Ce prix prestigieux a pour but de soutenir des photographes indépendants qui mènent des travaux personnels originaux sur des questions de société. La série de photos pour laquelle la jeune femme a été primée correspond parfaitement aux critères du prix: intitulé «Sissi Barra» (Travail de fumée), son travail porte sur les femmes qui fabriquent du charbon de bois dans la ville de San Pedro, située à 350 km au sud-ouest d’Abidjan en Côte d’Ivoire.

Dans un premier temps, ces femmes s’étaient pourtant montrées méfiantes, car, disaient-elles, «plusieurs hommes photographes étaient déjà venus pour (les) photographier avant de disparaître», sans que cela ne leur apporte rien. Joana Choumali leur a alors expliqué que sa démarche était autre, qu’elle était une femme comme elles, habitait à Abidjan, et qu’il était important de montrer leur réalité. Elle finira par passer à cinq reprises une vingtaine de jours avec Habiba, Awa, Angé, Maï. Des femmes courageuses, aux destins parfois tragiques, qu’elle raconte avec les photos magnifiques qui lui ont valu le prix Magnum. «Dans ces femmes qui s’échinent à fabriquer du charbon de bois dans des conditions dantesques, j’ai vu des femmes comme moi, des compatriotes, qui essaient de se faire une place dans ce monde. Je ne savais même pas ce que j’allais faire de ces photos. Ce prix veut dire que mon travail a du sens», explique la photographe avec émotion.

Ce qui est aujourd’hui terriblement important pour Joana Choumali, c’est que ses photos contribuent à améliorer la situation de ces femmes, qui, par manque de moyens, ne disposent d’aucune protection contre la chaleur des fours et les fumées, ni non plus d’outils ou d’endroit où se reposer, elles et leurs enfants, dans un environnement moins hostile. «Je n’ai pas d’expérience dans le social ni dans l’humanitaire, ce n’est pas mon métier. Mais lorsque je retournerai les voir, je veux y aller avec quelque chose ou avec quelqu’un qui puisse les aider», explique encore la photographe.

Joana Choumali, née en 1974 à Abidjan, a étudié les arts graphiques à Casablanca, au Maroc, et a travaillé comme directrice artistique dans une agence de pub avant de mener une carrière de photographe indépendante, jalonnée de succès. C’est ainsi que sa série de photos intitulée «Haabré, la dernière génération», qui a reçu le Prix international Popcap 14, et le prix Fourthwall Book en Afrique du Sud, a été exposée à la Biennale Photoquai au Musée du Quai Branly à Paris en 2015, ainsi qu’à la Cinémathèque suisse à Lausanne, en août 2016, dans le cadre du Festival Cinémas d’Afrique.

«Haabré» présente une série de portraits de personnes – pour la plupart des Burkinabés et des Nigerians, abordés dans les rues d’Abidjan – qui ont en commun d’avoir le visage marqué par des scarifications. «On m’a beaucoup demandé à Abidjan pourquoi je m’intéressais à ça, que cela n’était pas un sujet moderne. C’est vrai qu’on en voit moins que lorsque j’étais enfant. Mais cela fait aussi partie de notre histoire». Là aussi, le fait qu’elle soit une photographe du pays, avec son studio à Abidjan, a favorisé de véritables échanges avec ses modèles, certains très fiers de leurs scarifications, d’autres fâchés jusqu’à aujourd’hui de porter sur leur visage une sorte de «carte d’identité».

Profondément marquée, comme tous les Ivoiriens, par les attaques «djihadistes» du mois de mars 2016 sur la plage de Grand-Bassam, à 40 km d’Abidjan, Joana Choumali s’y est rendue peu après, et a photographié des passants, avec son iPhone, pour être plus discrète. «A ma grande surprise, j’ai découvert sur mes photos que chacun d’eux avait l’air abattu, triste, écrasée par le poids de ce drame», raconte-t-elle. Elle a intitulé cette série «Ça va aller», du nom de la parole magique souvent répétée par ses compatriotes comme un mantra, pour redonner espoir et courage, même lorsqu’une situation semble désespérée. I

* Journaliste, SWISSAID (l’opinion exprimée ne reflète pas nécessairement celle de SWISSAID).

Opinions Chroniques Catherine Morand

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lundi 8 janvier 2018

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