Ce qui m’a pris d’accepter ce travail
Je regarde la liste de noms sur ma clef USB. Tous les rapports que j’ai rédigés depuis les dix-huit derniers mois. Tous ces noms, et en un clic, la boîte à histoires qui s’ouvre. Ce n’est pas qu’un document Word 97. Derrière chaque petit onglet, une histoire, celle d’un jeune migrant, avec du vrai espoir et de la vraie souffrance dedans. Avec des mensonges aussi, mais on s’en fiche. La vérité est parfois bien plus douloureuse que le mensonge qu’on leur a conseillé de raconter. Derrière chaque petit onglet, surtout, une décision finale. Oui ou non. Mineur ou majeur. L’école ou la rue. L’espoir de régularisation ou le risque d’expulsion. Pour chacun de ces noms, pour chacun de ces jeunes ou moins jeunes, j’ai contribué à orienter la décision. Pas toute seule, certes. Mais un bout de leur destin a un moment tenu entre mes mains. C’est effrayant, quand on voit l’étendue de la liste.
Alors je décide d’arrêter. Avant d’être lassée, avant de devenir un monstre, avant d’oublier que ces filles et garçons ne sont que des jeunes ayant eu l’absurde ambition de survivre, de trouver mieux ailleurs, d’aider les leurs, là-bas, au bled. Je décide d’arrêter ce travail. De quitter ces jeunes qui m’ont transmis malgré eux des bribes de ce qu’ils sont. Et qui, probablement sans le savoir, ont façonné des bribes de ce que je suis. Quelques semaines avant mon départ, un jour de congé, je vais acheter du scotch et des pinces à linges dans un bazar de mon quartier. Je croise un jeune homme dans le rayon des casseroles et des tajines. Son visage me dit clairement quelque chose. Je sais que je l’ai vu au travail, mais impossible de me rappeler comment il s’appelle et quand c’était.
Je n’oublie pas les visages, en général. Par contre, les noms, les situations et les histoires dansent la valse dans le grand placard de ma mémoire. J’ouvre souvent les portes en grand, je fais circuler de l’air frais pour laisser s’échapper les douleurs, les désillusions et les solitudes. Sinon elles roulent dans tous les tiroirs et je n’ai plus de place pour les belles choses. Je ne sais donc plus qui est ce jeune. Lui par contre, il sait exactement qui je suis. «Je suis venu le 17 novembre. Je vous ai trouvée là, dans le bureau. Vous m’avez donné à manger et un pull. J’avais faim et il faisait froid. Je n’oublie pas.»
En retournant au bureau le lendemain, j’ouvre son dossier par curiosité. C’est bien moi qui l’ai accueilli. Sur la fiche de renseignements, j’ai noté: «Aucune affaire / A faim + froid / Demande à dormir dans le couloir / Lui ai donné un pull et à manger / Orienté vers la Croix-Rouge demain». Il s’appelle Souley. Cette fois, je ne l’oublierai pas.
J’ai rangé son nom dans un tiroir spécial du placard, celui des petits moments qu’on n’a pas envie de laisser s’échapper. Dedans, il y a les larmes de joie de Mohamed quand il a su qu’il irait à l’école; le sourire de Jamshid, le premier en trois semaines où je l’avais vu quotidiennement, lorsqu’il a reçu une écharpe pour se protéger du froid; les yeux humides de soulagement d’Abdoulkader, 1m95 et au moins 80 kilos de muscles, lorsqu’il retrouve «les claquettes de [s]a maman»; le retour du premier jour d’école d’Anatullah, fier comme un pou de savoir compter jusqu’à dix en français – un, deux, trois, cinq, quatre, sept, six, huit, neuf, dix. Dans ce tiroir il y a des regards et des épaules qui se relèvent, des sourires qui se déploient, des adolescents avec des montagnes sur le dos mais qui parviennent à nouveau à marcher, à courir, à danser, à ne plus avoir peur au moindre uniforme bleu marine croisé dans la rue – même si ce sont des employés d’EDF – à se mettre du gel dans les cheveux pour draguer les filles, à être pénibles et idiots comme des adolescents, à vivre au lieu de survivre.
Alors ce tiroir à belles choses est fermé à clef, et je l’ouvre toujours avec précaution. Il ne faudrait pas que le courant d’air emporte les jolies histoires que j’y ai rangées depuis les dix-huit derniers mois. Celles qui font que je comprends ce qui m’a pris d’accepter ce travail.
* Rozenn Le Berre, éducatrice, a travaillé dix-huit mois pour une administration française chargée de l’audition de jeunes migrants (les prénoms ont été modifiés). Sur la base d’entretiens, elle établissait les dossiers permettant à l’autorité compétente de se prononcer sur l’octroi – ou non – du statut de «mineur isolé étranger» (MIE). Cette chronique clôt la série «Au bureau des exilé-e-s». Rozenn Le Berre prépare un livre à paraître aux éditions La Découverte. rozennlb@gmail.com