Chroniques

Terres, mers, barrières

Au bureau des exilé-e-s

Le visage de Moussa est très marqué: les yeux creusés, les traits tirés. Et une panique constante dans le regard. Ses pupilles jonglent dans tous les sens. Tout dans l’environnement de notre bureau semble lui susciter une crainte. On commence à poser des questions, Moussa commence à essayer d’y répondre. Il a beaucoup de mal à décrire sa vie dans son pays. A chaque fois, le voyage jusqu’en Europe arrive en trombe dans son esprit. Il ne pense plus qu’à «ça», ne sait plus vraiment ce qu’il a fait avant «ça», comment il vivait, ce qu’il aimait, ceux qu’il aimait. Quand arrive le moment de raconter «ça», ce voyage, Moussa déballe tout de manière un peu anarchique. Les souvenirs surgissent sans prévenir, ils s’amusent à jouer des claquettes dans son crâne.

Tout se mélange. Les rebelles sur la route au Nord-Mali. La traversée du désert du Sahara, dans un pick-up surchargé. Les travaux d’esclaves dans le bâtiment, dans chaque ville-étape, pour trouver l’argent nécessaire à la poursuite de la route. La traversée du fleuve entre l’Algérie et le Maroc. La vie dans les «ghettos», ces maisons délabrées où s’entassent les corps fatigués des voyageurs. Les «chefs de ghettos», rois de ces royaumes de misère, de fatigue et de solitude. Autoproclamés «chairman», «consul» ou «président», ces marchands de sommeil instaurent une domination totalement arbitraire qui leur permet de soutirer à leur guise le peu d’argent disponible dans les poches déjà percées des migrants.

Et surtout, Moussa se souvient des sept mois à Gourougou. Tous les migrants la connaissent, cette Gourougou. C’est une forêt, juchée sur la montagne qui surplombe l’enclave espagnole de Melilla au Maroc. Gourougou, c’est l’Afrique. Melilla, c’est l’Europe. Sept mois à vivre dans des tentes de fortune, à se faire déloger par les policiers marocains, à tenter de survivre. Et surtout, sept mois à attendre le bon moment pour «partir choquer», soit tenter d’escalader la triple barrière de 6 mètres de haut pour mettre un pied sur le sol européen. Car une fois le pied posé de l’autre côté de la barrière, on a le droit à une analyse de sa situation, on est placé dans un centre d’accueil et on peut, au bout, gagner le «laissez-passer», sésame permettant l’entrée dans «la grande Espagne», là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée.

Moussa a pris la précaution, avant de partir choquer, de fixer des clous dans la semelle de ses chaussures. Les mailles de la barrière sont volontairement très fines, pour empêcher un pied de s’y accrocher. Moussa a échoué six fois, avant de réussir. Six fois l’adrénaline, six fois la peur, six fois les mains qui tremblent et les pieds qui dérapent, six fois les barbelés qui mordent, six fois les matraques, six fois le refoulement à la frontière algérienne. Six fois l’espoir qui explose au sol en tombant.

Au moment où il le raconte, il touche machinalement le haut de sa main gauche, striée d’une cicatrice. La barrière a sorti les griffes et mangé la chair. Sur le haut de son crâne aussi. Il ne dira pas si c’est l’œuvre de l’intransigeante barrière ou d’une matraque marocaine un peu trop zélée. De ces matraques qui visent principalement les bras et les jambes, afin que les membres ainsi meurtris aient moins de force pour escalader la barrière lors de la prochaine tentative.

Le parcours migratoire de Moussa n’est pas singulier. Il ressemble à mille autres, malgré la violence qui imprègne chacun d’entre eux. Ces jours et ces nuits sur le chemin de l’Europe sèment des traumatismes au creux de l’esprit de chaque voyageur.

*Rozenn Le Berre, éducatrice, a travaillé dix-huit mois pour une administration française chargée de l’audition de jeunes migrants (les prénoms ont été modifiés). Sur la base d’entretiens, elle établissait les dossiers permettant à l’autorité compétente de se prononcer sur l’octroi – ou non – du statut de «mineur isolé étranger» (MIE). Elle prépare actuellement un livre à paraître aux éditions La Découverte. Retrouvez sa chronique chaque mercredi jusqu’au 24 août, rozennlb@gmail.com

Opinions Chroniques Rozenn Le Berre

Dossier Complet

Au bureau des exilé-e-s

mercredi 6 juillet 2016
Rozenn Le Berre, éducatrice, a travaillé dix-huit mois pour une administration française chargée de l’audition de jeunes migrants (les prénoms ont été modifiés). Sur la base d’entretiens, elle...

Chronique liée

Au bureau des exilé-e-s

mercredi 6 juillet 2016
Rozenn Le Berre, éducatrice, a travaillé dix-huit mois pour une administration française chargée de l’audition de jeunes migrants (les prénoms ont été modifiés). Sur la base d’entretiens, elle...

Connexion