Contrechamp

Albert Einstein, un génie politique?

Personnalité scientifique d’exception, Albert Einstein s’est également distingué par son engagement en faveur des libertés fondamentales et du pacifisme. Comment a-t-on pu séparer le scientifique et le penseur sans trahir sa conception de l’universel humain?, interroge Jérôme Gygax. Eclairage.
Histoire des sciences

On connaît le génie de l’homme qui a établi la théorie de la relativité générale et qui a eu l’intuition de l’existence des ondes gravitationnelles, validées à près d’un siècle d’intervalle1 value="1">Dennis Overbye, «Physicists detect gravitational waves, proving Einstein right» in The New York Times, 18.02.2016. ; Etienne Klein, «La découverte des ondes gravitationnelles, ‘la plus heureuse idée d’Einstein’» in Le Monde, 16.02.2016. . On ignore en revanche très souvent les idées politiques d’Einstein. De son espoir d’entente entre les Juifs et les Arabes de Palestine à son rejet des fascismes, en passant par son engagement pour la cause des droits civiques. Ses postures et ses écrits lui ont valu d’être qualifié de «naïf» ou d’idéaliste, quand il ne faisait pas l’objet d’attaques des anticommunistes et de la police fédérale américaine (FBI)2 value="2">Le premier article de presse paru sur le sujet en septembre 1983 faisait état d’un scénario prétendant que le scientifique allemand avait mis sur pied un rayon destructeur et des robots capables de lire la pensée humaine. In «F.B.I. Filed Reports Depicting Einstein as Spy», AP, 8septembre 1983.. Il faut relire cet Einstein-là pour mesurer combien sa pensée éthique était à la hauteur de sa science physique3 value="3">Voir l’excellent recueil édité par David E.Rowe et Robert Schulman, Einstein on Politics, Princeton, Princeton University Press, 2007.. Comment a-t-on pu séparer les deux hommes, le scientifique et le penseur, sans trahir sa conception de l’universel humain?

Einstein avait très jeune exprimé son refus de l’uniforme et de la conscription militaire sous le règne du Kaiser Guillaume II. Après des études effectuées en Suisse et le bouleversement de la Première Guerre mondiale, sa notoriété acquise pour ses théories physiques lui permet d’émigrer aux Etats-Unis en 19334 value="4">Einstein s’était rendu en Suisse en 1896 pour étudier à l’institut polytechnique de Zurich. L’octroi des visas pour les Etats-Unis avait été faite en décembre 1932. En dépit des protestations et tentatives d’entraves de la Woman Patriot Corporation qui comptait toutes les épouses des grandes familles de la côte Est, dont la femme du président de General Electric Gérard Swope, connu pour ses positions profascistes. Fred Jerome, The Einstein File, New York, St. Martin’s Griffin, 2002.. Alors que l’Allemagne hitlérienne plongeait l’Europe dans la guerre, il écrit avec Léo Szilard à Franklin D. Roosevelt pour lui faire part de ses craintes de voir les nazis développer une super-arme atomique. En dépit de cette initiative, il sera écarté dès 1941 par les responsables militaires américains, qui voient en lui, comme l’a établi le biographe Fred Jerome (The Einstein File), une menace potentielle pour leur contrôle de la bombe5 value="5">C’est Vannevar Bush, ancien président de Carnegie Steel, qui était à la tête du National Defense Research Council en charge du développement de la bombe atomique (futur projet Manhattan)..

Le secrétaire d’Etat de l’époque, Cordell Hull, considérait l’Allemagne comme le meilleur rempart contre le communisme, reflété dans l’attitude de grands industriels américains, de Fred Koch à Henry Ford, en passant par Gerard Swope (General Electric), qui entretenaient, à des degrés divers, des relations avec les industriels et financiers allemands6 value="6">On lira en outre Prof. Antony C.Sutton, Wall Street and the rise of Hitler, San Pedro, GSG ed., 2002; Jane Mayer, Dark Money, The Hidden history of the Billionaires behind the rise of the radical right, New York, Doubleday, 2016.. Einstein, qui voulait venir en aide aux immigrés juifs, ne pouvait contourner le département d’Etat qui prévoyait de refouler les réfugiés fichés par la Gestapo (police politique nazie) pour «sympathies communistes». Le scientifique juif avait écrit à Frank Kingdom en septembre 1942 que le «gouvernement des Etats-Unis était influencé par le monde de la finance dont la mentalité était proche des fascistes.» Si tous les membres du gouvernement ne pouvaient être accusés de telles connivences, le directeur du FBI, J. Edgar Hoover, avait des liens avérés avec de hauts cadres de la Gestapo. Hoover n’allait pas tarder à tenter de faire passer Einstein pour un espion en l’associant au projet de vol des secrets nucléaires américains, une piste erronée bientôt abandonnée7 value="7">Voir Fred Jerome, op. cit. Une liste des réfugiés juifs aux Etats-Unis recherchés par Hitler contenait le nom d’Albert Einstein. La plupart des documents du FBI/G-2 (armée) reprennent les points de la propagande nazie sur Einstein. Voir les travaux de l’historien Klaus Hentschel..
Protégé par son aura scientifique, Einstein n’était pas seulement courtisé par ceux qui voyaient en lui un espoir pour la paix d’après-guerre, il était sollicité par les utopistes derrière le projet de «gouvernement mondial».

Bien qu’accusé d’être un communiste, Einstein n’en fut jamais un. En dépit des sympathies pour l’effort de guerre de Staline (allié des Etats-Unis), il avait aussitôt pris ses distances d’un régime qui bafouait les libertés individuelles. C’est l’appel de M. K. Gandhi à la non-violence contre les mécanismes de l’oppression du capital et de la colonisation qui lui semblait source d’inspiration pour le monde entier8 value="8">Voir la note originale de Einstein sur Gandhi, contenue aux archives de l’université hébraïque de Jérusalem, document fac-similé et traduction sur le site: http://streams.gandhiserve.org/einstein.html. «Ce que tu gagneras par la violence, une violence plus grande te le fera perdre» avait dit le Mahatma indien. Moins d’une année après l’assassinat du père de la nation indienne, Jawaharlal Nehru, son plus proche disciple, rendait visite à Einstein à Princeton. L’occasion de faire un pieds-de-nez au gouvernement par l’appel au «non-alignement» contre la logique d’affrontement des blocs.

Dans la longue liste d’intellectuels et d’artistes surveillés pour leurs idées «antiaméricaines»

Il faut rappeler qu’Einstein ne joua finalement aucun rôle dans l’élaboration de la bombe atomique, de même qu’il ne prit pas part à la décision de tester cette arme sur le Japon. C’est à partir de son emploi qu’il s’efforça de démontrer l’inconséquence de cette posture et les retombées à venir9 value="9">La mort de Roosevelt le 12 avril 1945 l’empêcha de lire la lettre envoyée la veille par Einstein (informé par Leo Szilard) et restée cachetée sur son bureau, lui demandant de ne pas avoir recours à la bombe.. Le physicien contribua dès 1946 au financement de groupes antinucléaires, par l’intermédiaire du Comité d’urgence des scientifiques de l’Atome (Emergency Committee of Atomic Scientists – ECAS). La guerre froide tendait à marginaliser l’opposition et Einstein figurait dans une longue liste d’intellectuels et d’artistes surveillés pour leurs idées «antiaméricaines»10 value="10">Des années plus tard, le 1er novembre 1988, le physicien Paul R.Josephson devait signer un article dans le New York Times intitulé «The FBI Menaces Academic Freedom» dans lequel il exposait comment la liberté académique était menacée au nom de la sécurité nationale..

Einstein avait soutenu l’aspiration à créer un Etat d’Israël et les velléités sionistes au début des années 1920. L’espoir avait cependant laissé place au désenchantement face aux compromis opérés sur les valeurs du mouvement, reflétés par les méthodes radicales de l’Irgoun et du Stern, par le recours à la violence et la terreur contre les populations arabes palestiniennes. Une situation sur laquelle les sionistes étasuniens préféraient fermer les yeux11 value="11">Dans une lettre adressée à Chaim Weizmann, le 25 novembre 1929, Einstein écrivait: «Si nous devions échouer à trouver un moyen honnête de coopérer en établissant une base de traités équitables avec les Arabes, alors nous n’aurions rien appris de nos deux mille ans d’histoire et mériterions notre sort.». Jusqu’à l’été 1947, Einstein avait ainsi apporté son soutien à la solution d’état binational en Palestine. Après l’indépendance, il devait critiquer durement ses dirigeants.12 value="12">La proposition qui lui fut faite de succéder à Weizmann à la tête du nouvel Etat fut refusée, ce qui arrangeait le Premier ministre Ben Gourion. Einstein avait alors confié à sa belle-fille Margot que ce rôle l’aurait obligé de dire des choses que les Israéliens n’étaient pas prêts à entendre. Il ne cessera de répéter que le plus important pour la politique d’Israël était «le désir manifeste et permanent d’instituer une égalité complète avec les citoyens arabes». Cela constituait selon lui, «le test ultime de leurs standards moraux en tant que peuple.»13 value="13">Lettre d’A.Einstein à Zvi Lurie, 5 janvier 1955, cité par Fred Jerome, op. cit. p.111.

Enfin, il s’attaqua aux relents de fascisme dans sa patrie d’adoption, caractérisé par la ségrégation, les pratiques de lynchage et les brutalités policières à l’encontre des Afro-américains. Il bénéficiait alors de l’appui d’Eleanor Roosevelt, qui traitait le FBI de nouvelle Gestapo drapée de la bannière étoilée14 value="14">Transmis dans une note à son mari en 1943, ce dernier aurait confirmé ses craintes peu avant sa mort.. L’ancienne First Lady était qualifiée en retour de «pire ennemi» du FBI en raison de ses positions pro-Noirs15 value="15">Le premier dossier de Hoover au Département de la justice, en 1919, était intitulé: «Negro Activities» et dénonçait les journaux en possession des «nègres» stipulant, dans le cas du magazine Crisis (édité par WEB Du Bois), qu’il fallait faire quelque chose contre ces médias qui excitait les nègres à l’insurrection et aux outrages.. Les grandes universités de la côte Est n’étaient-elles pas encore à cette époque inaccessibles pour la majorité des Noirs? Alors que les Juifs s’affranchissaient tout juste du système des quotas dans ces mêmes universités, instaurés depuis l’entre-deux-guerres16 value="16">L. Sandy Maisel (ed), Jews in American Politics, New York, Rowman&Littlefield, 2004, pp.6-8. .

Albert Einstein: «A mes yeux, la conspiration communiste est un slogan»

Le FBI avait les intellectuels progressistes dans le collimateur, ainsi que la majorité des opposants au programme nucléaire, de J. Robert Oppenheimer à Edward Teller (qui était politiquement à droite) en passant par Albert Einstein17 value="17">C’est le cas de Henry Luce et du groupe Time Life Inc.. Dès 1946, la correspondance de ce dernier était interceptée, ses communications téléphoniques transmises par la firme AT&T au FBI. Lors d’un dîner en juillet 1948, Einstein avait déclaré à l’ambassadeur de Pologne aux Etats-Unis: «Je suppose que vous devez réaliser qu’à présent les Etats-Unis ne sont plus un pays libre, et que notre conversation est sans aucun doute enregistrée. Cette pièce est sous écoute et ma maison surveillée.» Cela laisse à penser qu’Einstein n’était pas dupe et ne se privait pas de le faire savoir à ceux qui l’espionnaient18 value="18">La même année, il avait cosigné un ouvrage distribué par le National Council Against Conscription (NCAC) intitulé The Militarization of America, dirigé par John Swomley.. En mai 1949, l’article intitulé «Pourquoi le socialisme», paru dans la Monthly review, lui avait donné l’occasion d’attaquer les travers du capitalisme, dont un contrôle excessif exercé sur l’information. «A mes yeux, la conspiration communiste est un slogan, avait-il écrit au leader du Parti socialiste américain, qui rend les individus sans défense. Une fois encore, cela me rappelle l’Allemagne de 1932, dont le corps social démocratique avait été affaibli par des moyens similaires, si bien qu’Hitler fut capable de porter le coup de grâce avec aisance. Je suis convaincu que nous suivrons le même chemin ici [Les Etats-Unis], à moins que des hommes de vision et prêts au sacrifice viennent à son secours.»19 value="19">Traduction personnelle de l’extrait cité par Fred Jerome, op. cit., p.151; voir Lettre de A.Einstein à Bertrand Russell, 28 juin 1953, in David E.Rowe et Robert Schulmann, op. cit. Chapter 10: «Political Freedom and the Threat of Nuclear War, 1931-1955», p.496. Faut-il y voir l’intuition du futur Etat-garnison, doté des instruments de surveillance universelle, vers lequel tendaient dès cette époque les Etats-Unis d’Amérique?20 value="20">On lira l’analyse d’Andrew J.Bacevich, The New American Militarism, how Americans are seduced by war, Oxford, Oxford University Press, 2005; Nick Turse, The Changing Face of Empire, Special Ops, Drones, Proxy Fighters, Secret Bases, and Cyberwarfare, Chicago, Haymarket Books, 2012. Les mesures de «sécurité» prises en quelques années laissaient craindre, selon Einstein, une dérive marquée par une culture politique de la peur et de la paranoïa poussée jusqu’à l’excès21 value="21">L’Executive Order 9835 imposait un serment de «loyauté» pour les employés de l’Etat fédéral..

Dans un monde consumé par le militarisme et la guerre, Albert Einstein était résolu à faire barrage, par ses idées, à ceux qui prônaient le recours à la guerre préventive, prompts à recourir à la technologie nucléaire. La bombe elle-même s’accompagnait d’une concentration dangereuse des pouvoirs aux mains de ceux qui étaient tentés d’en user. La création l’OTAN, qu’il qualifiait d’«horreur», lui inspirait la défiance par son rôle ambigu en tant que super-organisation militaire. Idéalisme, naïveté ou sens inné de la nature humaine? Mieux que quiconque, Einstein avait perçu de quelle manière l’emploi calculé de la peur était devenu l’instrument ultime du contrôle social22 value="22">Lettre de Einstein à Harlow Shapley, 1er avril 1948. Ceci s’était produit quelques jours après la détention qui dura quatre jours de la française Irène Joliot Curie sur Ellis Island (16 au 20 mars 1948).. Echos à la pensée de Théodore W. Adorno pour qui l’antisémitisme et le fascisme s’affirmaient là où la «culture politique» s’était montrée incapable d’en prévenir l’essor23 value="23">Adorno s’était associé à une recherche sur l’analyse des agitateurs antisémites du sud des Etats-Unis, voir sa présentation «Antisemitism and Fascist Propaganda» faite à San Francisco, en juin 1944 au congrès de psychiatrie. Cité dans Dictionnaire historique et critique du racisme, sous la dir.De Pierre-André Taguieff, Paris, PUF, 2013, pp.4-5..

La loi de la relativité générale appliquée à la conduite humaine

Peu avant de mourir, le 18 avril 1955, le père de la physique moderne rédigeait un texte-discours qu’il ne pourra finalement délivrer: «Dans les questions qui touchent à la vérité et la justice, écrivait-il, il ne peut y avoir de distinction entre les grands et les petits problèmes; car les principes généraux qui déterminent la conduite des hommes sont indivisibles. Quiconque se montre négligent avec la vérité dans les petites affaires ne pourra être digne de confiance dans les affaires majeures.» Ce principe de l’indivisibilité était l’équivalent de la loi de la relativité générale appliquée à la conduite humaine. Il ajoutait: «Pour l’essentiel, le conflit qui perdure aujourd’hui n’est rien d’autre qu’une lutte d’un type ancien pour la conquête du pouvoir, présentée à l’humanité sous le couvert trompeur d’un manteau semi-religieux. La différence est que, cette fois, le développement de la puissance atomique donne à cette lutte un caractère fantomatique; car chacune des parties sait et comprend que, si la querelle devait se détériorer en guerre ouverte, l’humanité serait condamnée.»24 value="24">Traduction personnelle de: «A Final Undelivered Message to the World», April 1955, in David E.Rowe and Robert Schulmann, op. cit., pp. 506-507.

Einstein aspirait à voir les hommes libres s’engager pour une éthique humaine vraiment universelle qui désamorcerait les appétits de puissance des uns au détriment des autres25 value="25">Ce manifeste marquait la création de conférences de Pugwash sur la Science et les Affaires du monde, tenu une première fois en juillet 1957.. Son ami le philosophe Bertrand Russell concluait sa réflexion sur la technique scientifique sur cette note: «Aujourd’hui, (…) si l’on veut que certains d’entre nous survivent, le pragmatisme politique doit apprendre à tenir compte d’une forme de sagesse que le pragmatisme des hommes a jusqu’ici jugée trop belle pour ce monde.»26 value="26">Bertrand Russell, Ethique et politique, traduit de l’anglais par Christian Jeanmougin, Paris, Payot, 2014 (édition originale: Human Society in Ethics and Politics, 1954), p.242.

Notes[+]

* PhD, chercheur associé à la fondation Pierre du Bois pour l’Histoire du temps présent.

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